Institut Universitaire Elie Wiesel

Témoignage de Guila Clara Kessous

Mettre en scène l’indicible

Hommage à Elie Wiesel

Par Guila Clara Kessous, PhD

Harvard University

 

Guila Clara Kessous est productrice, metteur en scène et comédienne. Elle est détentrice d’un doctorat sous la direction d’Elie Wiesel pendant plus de sept ans se penchant sur l’œuvre théâtrale de l’auteur et ses pièces publiées et non publiées. Elle est la seule artiste à avoir produit et mis en scène tout le répertoire théâtral d’Elie Wiesel. Elle a récemment mis en scène Le Choix, première pièce qu’Elie Wiesel a écrite, présentée à l’Université de Harvard le 12 avril 2015. G.C. Kessous est l’auteur de l’ouvrage Théâtre et sacré dans la tradition juive publié aux Presses Universitaires de France et préfacé par Elie Wiesel. Elle va publier Le Théâtre d’Elie Wiesel : mettre en scène l’indicible en hommage à son Mentor en 2016. A la demande d’Elie Wiesel, elle enregistre, en tant que comédienne, une version audio de La Nuit dans la collection “Ecouter Lire” des éditions Gallimard pour que ce livre phare puisse être délivré sous la forme d’un témoignage oral, cher à l’auteur dans le monde francophone. « La Voix de mon ancienne élève  Guila Clara Kessous est celle des Droits de l’Homme », mentionne Elie Wiesel lorsqu’il la nomine pour devenir Artiste de l’UNESCO pour la Paix en 2012. En 2015, elle reçoit l’ordre d’Officier Arts et Lettres par Jacques Toubon, Défenseur des Droits qui souligne l’importance du travail de transmission qui est fait en droite lignée avec la portée humaniste du travail d’Elie Wiesel.   

Editeur: Émile Stefani

 

 

Pour le 85ème anniversaire d’Elie Wiesel, l’Université de Boston m’a demandé d’écrire un bref essai décrivant ma première rencontre avec celui qui fut mon directeur de thèse. Cet article a été publié dans le livre d’hommage “Take a teacher, make a friend”, édition spéciale publiée par l'université de Boston en 2014.
Aujourd'hui, peu après sa mort, ce texte résonne en moi avec la tristesse d'avoir perdu l'un des derniers remparts contre les profondeurs de l'oubli… Z”aL

 

La première fois que je devais rencontrer Elie Wiesel, un accident de voiture m’en a empêchée. J’ai été renversée en traversant la fameuse avenue Commonwealth juste après mon arrivée à Boston. La voiture me percuta en me faisant tomber au sol et une douleur aigüe à la jambe droite me paralysa. Je répétais aux personnes qui étaient venues très charitablement à mon secours que je ne voulais en aucun cas aller à l’hôpital car je ne voulais pas être en retard à mon rendez vous. Ce mois de mars 2003 devait être rempli de la joie de cette rencontre et commençait par ce détestable événement qui, pour le moment me faisait voir la réalité sous un angle d’une lueur ineffable…..Je perdis connaissance pendant quelques secondes…
 

Malgré mes réticences et mes protestations, l'ambulance m'emmena tout de même à l'hôpital. Attachée au brancard, je voyais le paysage défiler à reculons…comme dans un générique de fin de film. J'étais loin de chez moi, je ne parlais pas anglais, la situation m’échappait complètement. Arrivée aux urgences, une infirmière me demanda très distinctement en détachant les syllabes anglaises: "Est-ce que vous me comprenez? Etes-vous blessée à la tête ? Connaissez-vous votre numéro de sécurité sociale? " Je la regardais, perdue, et lui répétais dans un piteux franglais : " Je n'ai pas de numéro social, et j'ai très peur d'être en retard pour mon rendez vous avec le professeur Wiesel ". Etait-ce parce que j'avais prononcé W[iz]el ? Elle me regarda de la même manière qu’on regarde quelqu’un qui délire et je l’entendis dire à une collègue: "Cette  fille doit sûrement avoir une sérieuse commotion cérébrale". Sa collègue vint me voir et me demanda de répéter le nom jusqu'au moment où elle comprit : "Ah, vous voulez dire Professeur Wiesel [elle prononça W[aïz]el] ! Maintenant je comprends… Le célèbre prix Nobel ! Bien sûr vous êtes là pour le rencontrer… !" Elle sourit légèrement me lança un regard condescendant et me dit : "Et bien vous n’êtes pas la seule….On aimerait toutes le rencontrer vous savez, mais pour l'instant, vous devez rester à l'hôpital."
 

J'étais effondrée. J’avais raté la rencontre de ma vie. La douleur de cette occasion ratée surpassait celle que je ressentais physiquement et qui me paralysait. N’y tenant plus, je demandai la permission de pouvoir appeler le bureau du professeur à l’Université de Boston pour expliquer la situation. J’eus en ligne Mme Martha Hauptman, l’assistante d’Elie Wiesel qui tenta vainement de me calmer, en m’expliquant qu’on essaierait donc de me joindre à l’hôpital pour un nouveau rendez-vous. Je savais combien cet homme était pris et je ne me faisais pas d’illusions. Epuisée par la situation, je décidai de m’endormir sans appeler mes parents ni les inquiéter. C’était à moi et à moi seule de gérer cette douleur pour le moment.

 

Je n’avais aucune notion du temps mais au bout de quelques heures, j’entendis un brouhaha autour de moi. J’ouvris les yeux et je réalisai que plusieurs infirmières étaient dans ma chambre qui me dévisageaient et se parlaient entre elles comme si elles avaient un secret à partager. Enfin, la première qui m’avait interrogée me tendit le combiné téléphonique en me disant : "Mademoiselle Kessous… Professeur Elie Wiesel au téléphone". Je bondis, oubliant la douleur, oubliant qui j’étais, oubliant où j’étais et je pris le téléphone.

 

"Bonjour, Monsieur Le Professeur…euh…." Je ne me souviens plus de tous les détails de notre conversation, mais je me rappelle qu’il m’a souhaité en français un bon rétablissement, me rassurant sur le fait qu’il me garderait une place dans sa classe. Je me souviens également de cette lueur ineffable sur les visages des infirmières lorsque j'ai raccroché. Je n’étais plus cette petite française qui délirait sur un lit d’hôpital, j’avais changé de catégorie : j’étais quelqu’un d’élu….

 

La première fois que j’ai rencontré Elie Wiesel, j’étais dans une chaise roulante que je maudissais. Je voulais être vue comme une vaillante comédienne metteur en scène française venue poursuivre ses recherches sur les pièces qu’avait écrites cet auteur – et non comme une handicapée moteur digne de pitié. De plus, je manipulais très mal la chaise roulante et c’est avec difficulté que j’arrivai en salle de classe. Toutes les places étaient prises et j’aurais voulu disparaitre sous mon fauteuil. A ce moment, Elie Wiesel arriva dans la salle. Un grand silence se fit. Il se tourna vers moi et me sourit : "Bonjour Mademoiselle." Je ne savais pas quoi dire, je voulais m’excuser pour mon retard, pour ma chaise roulante, pour l’embarras….Il m’accueillit d’un geste court et précis en m’offrant….sa place.

 

Les yeux des élèves se braquèrent sur moi et je sentis la même lueur ineffable que celle qui avait plané dans la chambre d’hôpital avec les infirmières. " Oui, Monsieur Le Professeur ", murmurai-je reconnaissante en déplaçant mon fauteuil roulant tant bien que mal près de « LA » chaise du professeur.

 

"Mademoiselle Kessous, c'est bien cela ? Voulez-vous vous présenter ?"
 

Moi qui voulais passer inaperçu….c’était raté ! Je pris une grande inspiration et dit : "Je m'appelle Guila Clara Kessous et je viens de Paris. Je suis comédienne et metteur en scène, diplômée du Conservatoire et de l’Ecole de commerce ESSEC, où j’ai reçu un MBA spécialisé en management de projets culturels. Je suis passionnée de théâtre et je suis venue ici faire un doctorat sous la direction du Professeur Elie Wiesel pour étudier les pièces de théâtre qu’il a écrites et mieux comprendre comment le témoignage d’un survivant de la Shoah peut être transmis par l’art dramatique….Mieux comprendre comment les dimensions artistiques et esthétiques peuvent servir la question éthique". Je connaissais  ma présentation par cœur en anglais, mais j’avais toujours un profond accent français qui suscita quelques gloussements de la part des autres élèves…. Elie Wiesel me regarda avec bienveillance et me dit : "Bienvenue" et une fois de plus je sentis cette lueur ineffable flotter dans l'air.

 

La première fois que je fus reçue par Elie Wiesel dans son bureau, il me demanda : "Connaissez-vous cette pièce de théâtre que j’ai écrite ?" Il me remit un script tout en français nommé "Il était une fois" en m'expliquant qu'il l'avait écrite en 1968 et qu'il était certain que je trouverais ce document intéressant. La pièce n’était pas publiée. L'éditeur n'avait pas dû trouver l’ouvrage assez représentatif de l’œuvre wieselienne à l’époque, sachant qu’il n'était pas dramaturge et que ses pièces n’avaient jamais fait l’objet d’ouvrage critique.

 

Plus tôt dans sa carrière, Elie Wiesel avait fait l'éloge de la performance artistique: "Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les mots les plus importants et les plus riches de sens ont été dits sur scène : Brecht et Beckett, Sartre et Camus, Hochhuth et Ionesco, ont tous influencé cette génération autant que les romans ont influencé la précédente, et peut-être même plus. (Wiesel et Abrahamson 1985, 96) [1].

 

Mais en 2003, il me confia avoir changé de position : "Le théâtre n’est pas ma tradition. Si j’ai eu recours à lui, c’est avant tout en tant que moyen, en tant que vecteur pour transmettre une idée que je voulais que le public puisse expérimenter et voir collectivement dans une relation beaucoup moins vraie que celle du dialogue entre l’auteur et le lecteur d’un livre. Nous vivons dans un siècle qui donne trop d’importance à l’image et je m’en méfie comme je me méfie de l’illusion théâtrale. J’ai écrit pour le théâtre parce que je n’avais pas le choix." [2]
 

Il va sans dire que ce concept de "ne pas avoir le choix" m’intrigua dans mes recherches. Pour moi, l'utilisation du genre dramatique n’est pas neutre pour un auteur tel qu'Elie Wiesel, tout en étant pratiquant, désir "montrer" une connexion spéciale avec Dieu par la scène, osant poser la question qu’un pratiquant ne pose pas puisqu’elle va à l’encontre du principe de la foi : "Pourquoi?"

Suite à l’obtention du mon doctorat et à mes études post doctorales à l’Université de Harvard, mon livre "Le théâtre d'Elie Wiesel: mettre en scène l’indicible" sera publié en France cette année, à la mémoire d’Elie Wiesel. Ayant eu le grand bonheur d’être la seule metteur en scène à avoir eu le droit de jouer toutes ses pièces, ce livre va plus loin qu’une simple une analyse des pièces du répertoire wieselien mais propose des supports concrets, tels que des photos, programmes, schémas et explications scénographiques, etc…

 

J'ai appris la valeur de l'approche théâtrale reliée à la Shoah grâce à mon accident de voiture, de la réaction des infirmières et des élèves lors de ce premier jour de classe. Lorsque je suis arrivée à Boston en 2003, l'idée de travailler avec Elie Wiesel était quelque chose d'abstrait pour moi. Mais lorsque mon corps m’a rattrapé et que j’ai senti la réaction d’autrui quand je fus frappée dans mon accident de voiture ; lorsque j’ai partagé ce moment de gloire avec les infirmières suite à l’appel d’Elie Wiesel dans ma chambre d’hôpital ; enfin, lorsque j’ai senti le lien que nous avions tous, élèves d’Elie Wiesel, quand il nous enseignait quelque chose ; j’ai compris que le théâtre ne cherchait qu’à recréer ces moments de lien fort par une « signifiance » où tous ensemble, acteurs et spectateurs nous baignons dans une même lueur ineffable. Plus qu’une compréhension purement « intellectuelle » de la Shoah, il ne s’agit avec le théâtre de ne pas simplement être dans la commémoration mais dans l’actualisation des faits pour que nous sortions de l’expérience grandis et que nous  d’une même voix : « Nous avons vu et nous attestons de la vérité des faits » contre le négationnisme.

 

Ce fut pour moi une joie et un privilège de travailler aux côtés du Professeur Elie Wiesel et j'aimerais encore une fois lui exprimer toute ma gratitude d'avoir pris le temps de m'accepter en tant qu'élève et de m'avoir donné l'incroyable opportunité de découvrir la richesse de son écriture dramatique et sa passion pour son art du dire et de l’écrire.

 

Contacter l’auteur : e.wieseltheatre@gmail.com

 

 

Notes

  1. Wiesel, Elie “Interview with Elie Wiesel in the New York Times, March 14, 1976.” dans Against Silence: The Voice and Vision of Elie Wiesel, édité par Irving Abrahamson., New York, Schocken Books, 1985, volume II, page 96.

 

  1. Entretien avec Elie Wiesel, à l’Université de Boston, 17 novembre 2003.

 

  1. Pièces d’Elie Wiesel mises en scène et produites par Guila Clara Kessous:
  • La pièce “Le Procès de Shamgorod” montée au Huntington Theatre à  l’Université de Boston et au Centre 92Y à New York en mars 2007: http://www.bu.edu/today/2007/the-almighty-on-trial
  • La pièce “Il était une fois” jouée au Tsai Performance Center en décembre 2007 et au festival d’Avignon avec des comédiens de la Comédie Française avec la participation exceptionnelle de Monsieur Rabbin Albert Kirsh, professeur d’Elie Wiesel en juillet 2008:
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  • La pièce “Zalmen ou la folie de Dieu” jouée pour la journée de la commémoration de la Shoah à l’Université de Harvard en mai 2011: http://www.zalmentheplay.com
  • La pièce “Le Choix” présentée à la Salle Rossini à Paris pour célébrer le jubilé de l’Institut Elie Wiesel en avril 2013 et au Sanders Theatre à l’Université de Harvard en avril 2015 : http://www.lechoixlapiece.com
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  • Sur l’importance de la transmission orale, consulter également :

 

  1. Pour E. Benveniste : « C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme », « De la subjectivité dans le langage », In ders. Problème de linguistique générale, I. Paris, Gallimard, 1966.