Institut Universitaire Elie Wiesel

Département Judaïsme et Christianisme

En collaboration avec le Collège des bernardins

 

Compte-rendu de la dernière séance.

Séminaire 2013 – 2014 : « Mystique juive, mystique chrétienne : regards croisés »

Compte-rendu de la séance du 22 mai 2014

"Pères du désert et Hassidisme, deux occurrences d'une mystique du quotidien"»

Intervenante : Anne-Marie Pelletier

 

Anne-Marie Pelletier rappelle que son intervention se situe au terme des deux années du séminaire « Mystique juive, mystique chrétienne : regards croisés », occupé à inventorier des textes ou des spiritualités affichant leur appartenance, ou du moins leur proximité, avec le champ de la « mystique ». Sans avoir le projet d’un propos conclusif, elle souhaite apporter une note supplémentaire à ce qui a été ainsi exploré, en portant son intérêt sur ce qui pourrait être désigné comme « mystique du quotidien ». Entendons une mystique à distance du sublime, n’impliquant pas de perspectives ni d’expériences relevant d’un registre extraordinaire, où il s’agirait par exemple d’accéder à des secrets divins réservés à quelques spirituels d’élite. Elle visera ainsi une mystique qui ne s’atteste pas immédiatement comme telle, car elle a pour site la vie immédiate, l’expérience quotidienne, l’ordinaire des travaux et des jours. Un ordinaire qui pourtant sera qualifié, dans les textes lus ci-après, comme lieu privilégié où s’éprouve à l’intime la présence de Dieu. L’analyse d’Anne-Marie Pelletier se développera à partir de deux références : celle de la tradition chrétienne des Pères du Désert, - ce sera le centre de gravité de son exposé - et celle de la tradition juive du Hassidisme.

Elle rappelle comment judaïsme et christianisme se trouvent dotés à travers ces deux traditions d’une mystique existentielle, dont la devise partagée pourrait se formuler avec les mots du hassid Mendel de Kotzk qui, à la question intimidante de la métaphysique « Où est Dieu ?», répond par ces mots modestes mais profonds : « Dieu est là où on le laisse entrer ». Proposition à laquelle peut être associé, en provenance de la tradition du Désert, l’apophtegme d’abba Sisoès : « Cherche Dieu, et ne cherche pas où il habite ».

Son propos sera donc d’interroger les échos qui se forment entre l’une et l’autre traditions, échos d’autant plus inattendus que celles-ci apparaissent historiquement, sociologiquement et spirituellement parlant, dans un écart à peu près complet. Elle ajoute que les convergences relevées devraient solliciter d’autant plus l’attention que l’héritage des Pères du désert occupe une place centrale dans le monde chrétien, puisqu’il est source et appui de la vie monastique, telle que celle-ci s’est constituée à partir de saint Antoine et saint Benoit, et continue à être vécue présentement. Que cette tradition trouve ainsi un répondant dans le Hassidisme, et parfois de façon quasiment littérale, ne peut être simplement anecdotique et indifférent à un chrétien. Sans parler du fait que l’enjeu est aussi celui de la rencontre entre judaïsme et christianisme au-delà des différences dogmatiques. On sait en effet que la mystique peut constituer un truchement privilégié facilitant la communication entre religions. Ainsi, l’expérience qui sera évoquée ici, en sa double occurrence juive et chrétienne, apparaît comme un authentique lieu de dialogue et de reconnaissance.

L’exposé commencera par quelques rappels sur la tradition du Désert puis, plus brièvement, sur celle du Hassidisme. Il confrontera ensuite l’une et l’autre sur quelques points qui paraissent exemplaires et démonstratifs. L’exposé aura une visée descriptive, même s’il ne peut ignorer la nécessité d’interpréter les convergences qui pourront apparaître. Il portera l’hypothèse que, par-delà d’improbables influences historiques et culturelles, un élément décisif de la rencontre a rapport à un enracinement commun des deux traditions dans une pratique des Ecritures bibliques qui modélise ici et là l’expérience spirituelle.

I. Préliminaire sur les corpus de référence

Avant d’entrer plus avant dans l’analyse, il convient d’évoquer brièvement la question du corpus des textes qui permettent d’accéder respectivement aux deux traditions convoquées.

a)    Littérature du Désert

* Elle est constituée de recueils d’apophtegmes : écho du désert sous la forme de paroles recueillies, transmises puis colligées, traduites en latin et dans diverses langues du Proche-Orient ambiant.

● A cela s’ajoutent des récits restés célèbres dans l’héritage de cette tradition... Ainsi de l’Histoire des moines d’Egypte, texte anonyme relatant le séjour de voyageurs en Egypte durant l’hiver 394-395. Ecrit en grec, le texte a été adapté en latin par Rufin (cf. A-J Festugière, Les moines d’Orient IV/1, Cerf 1964). A son tour, l’Histoire Lausiaque de Pallade, qui vécut dix ans en Egypte avant de devenir diacre à Constantinople, où il fut ami de Jean Chrysostome, retrace la vie au désert sur mode largement légendaire, à travers des notices consacrées à une série d’ermites et d’ascètes rencontrés par l’auteur (cf. Coll. « les Pères dans la foi », DDB, 1981).

● Enfin, cette mémoire est doublée par une littérature savante, qui n’a cessé d’inspirer la vie monastique. Elle est due à des lettrés ayant eux-mêmes fait des séjours plus ou moins longs au désert à la fin du 4ème siècle. Tel est le cas de Jean Cassien qui, sous l’influence en particulier de Philon, va servir d’appui à la pratique monastique avec ses Institutions et Conférences (SC n° 109 et 42, 54, 64). Ainsi encore d’Evagre qui vécut deux années à Nitrie. Son Traité pratique se rattache à la tradition basilienne (Basile, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze), inscrivant les enseignements des Pères dans un système métaphysique de type origénien (Cf. SC n° 170-171, Paris 1971).

b)    Littérature hassidique

● Sur le versant de la tradition hassidique, la référence qui s’impose à la mémoire commune est aujourd'hui celle des récits rassemblés par Martin Buber (cf. Récits hassidiques, 1949, traduction française 1963, Ed. du Rocher, 1978 ; Contes de Rabbi Nachman, 1955, Ed. Stock, 1981 ; deux ouvrages aujourd'hui réédités). Ces publications ont rendu de l’actualité à la tradition des hassidim en l’ouvrant à un public élargi. Tout comme l’ont fait plusieurs livres d’Elie Wiesel (cf. en particulier Célébration hassidique, Portraits et légendes, Paris, Seuil, 1972 [ré-édition Points/sagesse]).

● Ici aussi s’ajoute une « littérature réflexive », selon l’expression d’Edouard Robberechts (cf. Les Hassidim, Ed. Brépols, Coll. « Fils d’Abraham », 1990). Celui-ci montre comment la mémoire désignée supra est devancée par une littérature d’exégèse, de midrashim, de commentaires ordinairement recueillis de la bouche d’un tsaddik et constituant à terme un corpus de prédications, de lettres, d’opuscules, de conversations (cf. les Sihot Mohoran de R. Nahman de Braslav, qui se formulent entre exégèse et récit, sous forme d’épigramm.es et de sentences).

Anne-Marie Pelletier précise qu’elle s’en tiendra ici au premier registre de cette littérature hassidique, soit à un corpus de récits dont sont tirés des apophtegmes qui ont précisément attiré son attention par leurs résonances avec la littérature du Désert. De fait, dans l’un et l’autre cas on se trouve en présence de littératures qui ont en commun une forte marque d’oralité, associée à la pratique du récit de vie. On se souviendra à cet égard qu’avant le 6ème siècle le mot d’apophtegme n’est pas en usage dans le monachisme chrétien. Le terme originellement utilisé est celui de rêma : « Abba dis-moi un rêma (à comprendre dans un sens proche de hb. dabar) que j’accomplirai pour être sauvé »... Apophtegme viendra ensuite, faisant alors référence à un genre littéraire d'ailleurs familier à la littérature profane, puisque déjà Plutarque constituait des recueils d’apophtegmes pour accompagner ses Vies d’hommes illustres. De façon analogue, les récits hassidiques relèvent d’une narrativité ordonnée à la transmission de rencontres et de dialogues, où il s’agit d’apprendre les chemins de la devékout, entendons l’intimité avec Dieu.

Si de telles données formelles – en l’occurrence narrativité et dialogisme – appellent une attention particulière, c’est qu’elles sont immédiatement expressives et significatives de la nature singulière de l’expérience mystique qui se fait ici et là, chez les Pères du désert et dans les communautés hassidiques.

II. Tradition monastique du Désert

 Rappels historiques

Elle a son point de départ au 4ème siècle, même s’il est possible de l’enraciner déjà dans le 3ème siècle en référence à saint Antoine, le « père des ermites », né en 251. Elle se rattache à la Basse Égypte constituée par les régions de Scété et de Nitrie, zone géographique actuellement située entre les villes d’Alexandrie et du Caire. Le temps des persécutions est alors révolu, le christianisme a désormais droit de cité. Il en résulte une pratique religieuse de masse qui glisse vers le conformisme d’une religion sociologique. En réaction à cet affadissement, des hommes - et probablement quelques femmes - se retirent dans l’espace de silence et de solitude du désert pour vivre une vie de présence à Dieu « sans distraction », comme il est dit dans la littérature monastique.

Sociologiquement, les candidats à cette existence sont issus de milieux modestes, des campagnes, pour la plupart. Quelques exceptions sont célèbres, comme celle d’Arsène qui fut haut fonctionnaire à la cour de l’empereur à Constantinople. Doit-on considérer que ces moines sont illettrés ? Probablement pour nombre d’entre eux. Toutefois, saint Antoine, dont la Vie racontée par Athanase dit qu’il « n’avait pas appris les lettres », a laissé une correspondance... Fait troublant. On peut évidemment imaginer qu’il eut recours à un copiste. Mais un travail récent a suggéré une approche différente en renvoyant à l’Évangile de Jean (Jn 7,15), où les interlocuteurs de Jésus s’étonnent : « Comment connaît-il les lettres sans avoir étudié ? » pour s’entendre répondre par Jésus qu’il ne parle pas de sa voix propre, mais en fidélité à la parole que lui donne le Père. Donc avec une autorité qui n’est pas celle d’une science personnelle, mais celle reçue de Dieu. Ce qui est dit de l’illettrisme d’Antoine pourrait être une allusion à ce texte, cherchant à démarquer celui-ci des philosophes qui, eux, parlent en leur nom propre. Il reste que les textes manifestent un anti-intellectualisme certain, qui fait que les livres et leurs savoirs sont mal vus au désert, sinon bannis. De cela sont plaisamment exemplaires les mots d’abba Sérapion déclarant : « J’ai vendu le livre qui me disait : vends tous tes biens et donne-les aux pauvres ».

Enfin, nous sommes là chronologiquement en phase avec les premiers grands débats théologiques qui vont occuper les conciles de Nicée, Constantinople, Chalcédoine. Les communautés monastiques resteront largement en marge de ces querelles, tout en étant atteintes finalement par les questions débattues lors du concile de Chalcédoine, dont les propositions seront en débat chez les monophysites.

     La vie au désert

La vie est de type semi-anachorétique, du moins au Nord de l’Égypte, le Sud pratiquant un monachisme essentiellement cénobitique. Elle est dédiée à la prière et au travail. Associée à la pratique des Écritures, la prière fait une place éminente au Psautier interprété christologiquement. Celui-ci fournit ses mots au désir de Dieu, à la componction comme à la louange, jour et nuit. On est d'ailleurs qualifié comme moine par la mémoire que l’on a acquise des Psaumes sous la forme de « par cœur ». Quant au travail, il est conçu sur un mode qui permet à la fois de gagner sa subsistance et de ne pas quitter la posture fondamentale de la prière, loin des vices qu’engendre l’oisiveté. « Qu’est d’autre le moine, dit un apophtegme de la collection arménienne, sinon quelqu’un qui cherche à vivre seul avec Dieu, et à lui parler nuit et jour ? ».

Si le moine est « monos », seul avec Dieu, il est néanmoins partie prenante d’un jeu complexe de relations et de solidarités. Matériellement, d’abord, puisque si chacun vit en ermitage, la communauté se reconstitue chaque fin de semaine pour la synaxe, prière commune, célébration de l’Eucharistie associée à un repas partagé. La solitude est également tempérée par le fait que le désert a très vite attiré et s’est peuplé jusqu’à devenir une vraie cité (cf. Chitty, Et le désert devint une cité, 1980). A quoi s’ajoute la pratique de l’hospitalité, partie intégrante de la vocation monastique. Autre élément fort de socialité : la relation à un ancien qui reçoit le postulant dans la communauté monastique, l’y accompagne, entraîne au combat spirituel. La littérature du désert comporte ainsi nombre de récits de voyage et de visites destinées à recueillir auprès d’un ancien expérimenté une « parole de vie ».

 Sur l’hésychia

Ainsi s’élabore un idéal ascétique ordonné à l’hésychia, c'est-à-dire visant au repos, à la quiétude d’esprit, à une tranquillité de l’âme qui n’est plus troublée par les passions, mais qui s’établit dans le silence et le recueillement. Retraçant la généalogie de la notion d’hésychia, I. Hausherr (Solitude et vie contemplative, Spiritualité orientale, n° 3) remarque que le mot appartient d’abord à la littérature profane ancienne où il désigne par exemple la tranquillité retrouvée après un temps de guerre, ou encore la sécurité dans une société à l’abri des troubles. Il peut s’entendre aussi selon une acception psychologique.

La tradition monastique ne gomme pas complètement cet héritage, mais elle ré-interprète et ré-oriente le sens de l’hésychia. L’objectif n’est plus alors d’accéder à un confort du corps ou de la psyché, mais de vivre dans la présence continuelle de Dieu. Il s’ensuit que l’hésychia cesse d’être un but, pour devenir moyen – et même moyen par excellence - de l’union à Dieu dans l’oraison perpétuelle. Cette re-définition explique qu’elle soit associée à une réalité ignorée de l’acception ancienne : celle du combat spirituel. Le propre du moine est d’être un lutteur jusqu’au bout de sa vie, est-il enseigné. Se soustraire à la lutte apparaît dès lors comme une tentation, celle de s’établir dans un repos trompeur et spirituellement périlleux. Anne-Marie Pelletier donne lecture de quelques apophtegmes qui illustrent ces vues. Ainsi, par exemple :  

« Un frère dit à un ancien : 'Je ne vois pas de combat dans mon cœur'. L’ancien lui répondit : ' Toi tu es un édifice ouvert de tous les côtés, n’importe qui entre chez toi ou en sort comme il veut et toi tu ne sais pas ce qui se passe. Si tu avais une porte, si tu la fermais, si tu interdisais aux mauvaises pensées d’entrer, tu les verrais alors se tenir dehors et combattre contre toi' ».

C’est dire que l’on est ici à distance de l’ataraxie épicurienne tout comme de l’apathéia du stoïcisme, ou encore de l’idéal néo-platonicien, auquel font songer certains développements de Grégoire de Nysse méditant, par exemple, l’itinéraire mystique de Moïse. L’hésychia chrétienne a pour trait singulier d’impliquer un décentrement de soi, principe du labeur spirituel qui se pratique au désert. En conséquence de quoi le grand péché, dont la dénonciation hante la littérature du Désert, est l’orgueil qui consiste singulièrement à substituer à la gloire de Dieu celle de ses propres exploits et performances ascétiques. Cet orgueil est dénoncé à l’envie par des apophtegmes qui rappellent que l’humilité et la crainte de Dieu l’emportent sur toutes les vertus. On peut broyer son corps dans les travaux de l’ascèse, est-il enseigné, et rester loin de Dieu. Cette vigilance critique ne s’enseigne pas par des discours théoriques mais sur mode d’exemplarité :

« Un frère demeurait hors de son village. Pendant de longues années, il n’y était pas monté. Il disait au frère : ' Voilà tant d’années que je ne suis pas monté au village mais vous, vous y montez sans cesse'. Les frères en parlèrent à abba Poemen et l’ancien dit : ' Moi j’y serais monté la nuit et j’aurais fait le tour du village afin que ma pensée ne se vante pas de n’y point monter' ».

Tel est sommairement esquissé l’espace de vie et de quête mystique qui caractérisent la tradition des Pères du Désert que l’exposé entend mettre en regard du Hassidisme.

 

III. Hassidisme

Le mot peut renvoyer à plusieurs moments de l’histoire du judaïsme, rappelle Gershom Scholem (cf. Les grands courants de la mystique juive, 1968, Payothèque, 1977). En cet ouvrage précisément, il consacre deux chapitres au Hassidisme.

* Le premier (ch. 3) traite de réalités appartenant au monde médiéval, dans la Rhénanie des années 1150 à 1250. La piété qui se développe en ce contexte comporte des aspects en écho à la théosophie traditionnelle qui scrute, en particulier, les mystères de la création ou les secrets de la mystique de la Merkaba. Mais sa singularité est de réinsérer résolument l’expérience mystique à l’intérieur du corps social, dans l’espace de la vie communautaire. Autrement dit, la hiérarchie qui met la connaissance avant l’expérience de vie, est ici inversée. On est en présence d’« un idéal de vie qui l’emporte sur toute pratique intellectuelle », remarque Scholem. A partir de quoi le Séfer hassidim, écho de cette tradition, orchestre des motifs qui sont incontestablement à proximité du monde des Pères évoqué plus haut.

On y trouve ainsi une dimension ascétique, une valorisation de la pénitence, de la crainte de Dieu, mais aussi de la prière comparée à l’échelle de Jacob. Le motif de la sérénité d’esprit y rejoint la notion d’hésychia. Le même Sefer hassidim définit le hassid par trois qualités que Scholem reformule comme étant «  le renoncement ascétique aux choses de ce monde ; une complète sérénité d’esprit ; et un altruisme fondé sur des principes et poussé aux extrêmes » (p. 106). Soit une séquence qui s’aligne sur les définitions triadiques de l’idéal monastique vécu au désert, avec leurs variantes diverses mais convergentes. Que l’on en juge :

« L’abba Poemen a dit : 'Il y a trois choses capitales qui sont utiles : Craindre le Seigneur, prier et faire du bien au prochain'».  

« On disait de l’abba Théodore de Phermé que les trois choses qu’il tenait pour beaucoup  plus importantes que beaucoup d’autres étaient la pauvreté, l’ascèse et la fuite des hommes ».

Et encore, abba Benjamin, avec une variante qui rapproche fort de la tradition de la joie hassidique et suggère que celle-ci n’est pas contradictoire avec l’ascétisme : « L’abbé Benjamin dit à ses fils avant de mourir : ‘Faites ces trois choses et vous pourrez être sauvés : Soyez toujours joyeux, priez continuellement, rendez grâces en toutes choses' ».

Dans le chapitre qu’il consacre à ce Hassidisme médiéval, Scholem argumente l’idée de contacts avec le christianisme en Rhénanie au 13ème siècle. Ce faisant, il insiste sur l’ataraxie comme caractéristique définitoire commune, ce qui l’amène à évoquer ici et là la figure partagée d’un sage, qui serait avant tout redevable à la philosophie cynique ou stoïcienne. Ce qui ne va pas sans difficulté aux yeux d’A-M Pelletier qui suggère d’engager aussi la réalité d’un point de contact constitué par la prière des Psaumes qui nourrit également vie juive et vie chrétienne. Du reste, Scholem souligne combien cette prière est constitutive de l’identité du hassid, en même temps qu’elle sera force de résistance durant les années de persécution, à l’époque de la  Peste noire, au 14ème siècle.

* Loin de la Rhénanie médiévale, Scholem entend en fait donner pour vraie référence au Hassidisme la spiritualité qui se développe au 18ème siècle en Europe centrale. Soit une spiritualité qui s’inscrit dans un tout autre système de coordonnées, même si, Scholem le concède, elle conserve des traits communs avec la piété du 13ème siècle. On se trouve cette fois dans l’histoire engendrée de l’expulsion de 1492, marquée par les secousses telluriques des messianismes dévoyés du sabbataïsme et du frankisme. Nous sommes dans le monde de la Pologne, de l’Ukraine du Baal Shem Tov et de ses descendants, avec des « cours » de disciples autour de maîtres tel le Grand Maggid de Metzerich, et dont M. Buber a dressé la généalogie en en recueillant l’héritage foisonnant.

A distance des aventures ruineuses du messianisme historique, nous sommes dans un temps qui fait sa place à la notion de tikkun (réparation du monde), relié à la perspective d’une « rédemption – en quelque sorte - individuelle de l’âme et de la communauté » (Scholem). La sainteté et la ferveur messianique, qui caractérisent ce temps qui s’assume comme temps sans messie, ont cette particularité de se présenter comme une vocation commune. Chacun est requis, convoqué pour une vie sainte dont les attributs sont « la piété, le dévouement, l’amour, la dévotion, l’humilité, la clémence, la confiance, même la grandeur et la maîtrise » (Scholem cité par A. Guggenheim, NRT, Tome 135/2, avril-juin 2013, p. 262-282). Nous voyons ici la kabbale prise dans une double évolution. Elle devient une éthique, à travers laquelle l’idéal peut s’incarner : « le Hassidisme est un kabbalisme devenu éthique » (Scholem). Elle apparaît comme l’affaire de la vie du peuple et non plus simplement d’une élite qui serait introduite aux arcanes d’une théosophie sophistiquée, aux mystères de la connaissance et de l’union à Dieu. Nous sommes donc éminemment dans une kabbale pratique. Et par conséquent, dans une mystique pratique. Cela même que les Récits hassidiques de Martin Buber ou la Célébration hassidique d’Elie Wiesel restituent.

IV. Tradition du Désert et tradition hassidique : sur quelques convergences

Après ces rappels, Anne-Marie Pelletier reprend son propos initial. Mais elle entend honorer pour commencer un premier constat essentiel : celui de la distance qui sépare tradition du Désert et tradition hassidique.

    La reconnaissance de l’écart

Historiquement d’abord, car celles-ci ont des enracinements historiques, culturels, théologiques, à l’évidence étrangers les uns aux autres. Elles renvoient de la sorte à deux espaces symboliques en violent contraste : le désert, d’une part, l’espace de vie des communautés hassidiques, d’autre part. De là deux projets opposés. Les uns « fuient le monde » et pratiquent l’ascèse du célibat, en rupture avec le reste de la société. Les autres se tiennent dans une logique de socialité, de sanctification du lien social au sein du monde, quelques belles expressions de cette éthique nous étant restituées dans l’ouvrage de Martin Buber Le Chemin de l’homme (« ne pas se détourner des choses et des êtres que nous rencontrons et qui attirent à eux notre cœur » écrit Buber, mais au contraire, leur être relié avec toute la profondeur spirituelle d’un lien affiné). Ce qui se traduit encore par deux manières d’appréhender et de vivre le temps. Il est clair que la posture hassidique – même si l’on tient à une neutralisation ici de la forme historique du messianisme (cf. A. Guggenheim, article cité), ne peut être celle d’un monachisme chrétien, qui professe l’accomplissement des Écritures en la personne de Jésus, dans l’attente d’un retour en gloire. En ce sens, nous sommes bien en présence de deux mondes étanches. Constat essentiel, souligne Anne-Marie Pelletier, pour mieux s’étonner de ce que ces deux traditions parlent pourtant plus d’une fois la même langue. Elle va donc entreprendre de décrire comment en l’une et l’autre sagesse et mystique se rencontrent et se composent.

    La reconnaissance d’harmoniques

     Prégnance du sapiential

De fait, ici et là, on se tient dans le registre du « sapiential » : ce sont les réalités du quotidien qui sont perçues comme investies d’enjeux mystiques. Les deux spiritualités affirment l’immanence de Dieu à la vie ordinaire : l’expérience la plus intime que l'homme puisse faire de Dieu ne se joue pas ailleurs que dans le quotidien ordinaire. Le Hassidisme, déclare M. Buber, c’est la kabbale devenue éthos (variante significative de la formule de Scholem qui parle d’une kabbale devenue éthique). Il s’agit donc pour l'homme de se tenir dans la vie – là où la vie le place – en reconnaissant que cette place est le lieu par excellence de la rencontre, de l’« attachement à Dieu, qui est source de tout bien et de toute beauté » (Robberechts). Il s’agit donc de faire les choses les plus humbles d’une manière qui les hausse au rang de célébration.

Anne-Marie Pelletier renvoie de nouveau au Chemin de l’homme de Martin Buber, et notamment au chapitre « Là où l’on se trouve », qui s’ouvre avec l'histoire très populaire du « fourneau » (un certain Eisik, fils de Yékel de Cracovie, rêve qu’il y a un trésor caché sous un pont à Prague. Il se met en route et va fouiller plusieurs nuits d’affilée aux alentours du pont pour découvrir le trésor, jusqu’au moment où la sentinelle s’inquiète de son manège. Il se justifie en racontant le rêve qui l’a amené jusque-là. Mais la sentinelle se récrit : « S’il fallait accomplir tout ce qui nous vient dans les rêves...  car moi aussi j’ai eu un rêve qui devrait me faire courir jusqu’à Cracovie, chez un juif, un certain Eisik, fils de Yékel, pour trouver le trésor qui, paraît-il, est caché sous son fourneau ! ». Buber note bien que des variantes de ce genre de récit se retrouvent hors du judaïsme. Mais il tient que la sagesse qui s’exprime là prend son relief unique dans une tradition juive qui refuse résolument de penser le présent comme illusion, ou comme « avant-cour d’un au-delà », à la manière de nombre de religions. Buber commente : « Il en va tout autrement du Judaïsme. D’après lui, ce qu’un homme fait dans la sainteté ici et maintenant, n’est ni moins important, ni moins véritable que la vie du monde à venir ». Il ajoute : « C’est dans le Hassidisme que cet enseignement connut le développement le plus accentué » (p. 54).

Or, c’est d’une manière comparable que la radicalité évangélique s’incarne au désert. Des gestes tout simples, la banalité des occupations ordinaires sont ouverts sur les mystères les plus hauts et sur l’éternité.

« On demanda à un ancien : ‘Que faut-il faire pour être sauvé ?’. Il tressait des palmes. Sans lever les yeux de son ouvrage, il répondit : ‘Ce que tu vois’ ».

« Un frère vint à Scété chez abba Moïse pour solliciter de lui une parole. Le vieillard lui dit : ‘Va, reste dans ta cellule, et ta cellule t’enseignera toute chose’ ».

Tout comme Chalom Chakhné de Porovitch professait : « Dieu est là où je suis », le chrétien Arsène déclare : « Si nous cherchons Dieu, il nous apparaîtra, si nous le retenons, il restera auprès de nous ». Du reste, la même tradition du Désert réfère cette spiritualité aux grands exemples bibliques : « L’Écriture dit qu’Abraham était hospitalier et que Dieu était avec lui, qu’Elie aimait la retraite et que Dieu était avec lui, que David était humble et que Dieu était avec lui. Donc, ce que tu vois que ton âme désire selon Dieu, fais-le et garde ton cœur ». Par voie de conséquence, le monachisme du désert répugne à la dispersion des « gyrovagues » incapables de se fixer ou rêvant d’évasion hors de la condition présente. Ce qu’enseigne parmi d’autres l’apophtegme suivant :

« On disait d’abba Jean Colobos qu’il dit un jour à son frère aîné : 'Je voudrais être sans souci comme le sont les anges qui ne font aucun travail mais servent Dieu sans cesse '. Et ôtant son manteau, il alla dans le désert. Une semaine après, il revint chez son frère. Quand il eut frappé à la porte, il l’entendit demander : 'Qui es-tu ?' 'Je suis Jean ton frère'. Et l’autre, lui répondit : 'Jean est devenu un ange et il n’est plus parmi les hommes'. Il eut beau supplier en disant : 'C’est moi', son frère ne lui ouvrit pas et le laissa se morfondre jusqu’au matin. Finalement, il lui ouvrit et lui dit : 'Tu es un homme et tu dois de nouveau travailler pour te nourrir '. Jean se prosterna en disant : 'Pardonne-moi' ».

 Les vertus suprêmes dans le présent trivial

Ce présent modeste -que les parfaits pourront juger insignifiant ou méprisable- se qualifie par le fait qu’il est le lieu où peuvent prendre corps les vertus suprêmes que sont l’hospitalité, l’humilité et la miséricorde.

Anne-Marie Pelletier évoque alors la manière dont ces trois vertus sont comprises et pratiquées, en écho mutuel, dans les deux traditions. L’hospitalité, que M. Buber désigne comme « sanctification du lien » est vertu biblique qui l’emporte sur l’ascèse au désert, comme l’attestent de multiples apophtegmes. Ainsi, le premier devoir du frère qui accueille un visiteur est-il de lui servir à manger, et de partager ce repas, quitte à rompre le jeûne. Des exemples de cette hospitalité libre et généreuse foisonnent également dans les récits hassidiques. L’humilité s’illustre parallèlement, sans rhétorique, mais efficacement : « Les anciens disaient : alors même qu’un ange t’apparaîtrait, ne l’accueille pas facilement ; humilie-toi plutôt en disant : ‘Je ne suis pas digne de voir un ange, moi qui vis dans le péché’ ». Et Mendel de Kotzk de mettre en garde de même : « Il y a des hommes qui s’isolent de la communauté mais qui jettent des coups d’œil à l’extérieur, pour voir si l’on s’est rendu compte qu’ils se sont isolés ». A son tour, la miséricorde est un marqueur de l'homme qui vit dans l’intimité mystique de Dieu. Il est rappelé que le nom même de hassid se formule en allusion à la miséricorde (cf. la racine hsd = se montrer miséricordieux). Cette miséricorde s’incarne dans des figures quasiment échangeables de moines et de hassidim qui vivent dans la conscience que le péché commence non avec l’autre, mais avec soi-même... Tel est Zousya d’Hanipol qui prenait la faute des pécheurs à son compte. Tel est abba Moïse, l’ancien brigand converti, duquel on raconte : « Un jour un frère commit une faute à Scété. Il y eut un conseil et on envoya chercher abba Moïse, mais il ne voulut pas venir. Le prêtre lui envoya donc dire : 'Viens car tout le monde t’attend'. Alors s’étant levé, il prit une corbeille percée, la remplit de sable et l’emporta sur son dos. Les autres partis à sa rencontre lui dirent : 'Qu’est que ceci Père ?' - L’Ancien leur dit : 'Mes péchés coulent à flot derrière moi et je ne les vois pas, et je viens aujourd’hui pour juger les fautes d’autrui...'. Ayant entendu cette parole, ils ne dirent rien au frère et lui pardonnèrent ». Ultimement, l’amour des hommes réunit les uns et les autres, avec la conviction juive que « Quand l’homme aime son prochain, c’est dans ce lieu que repose la Shekhinah ». A quoi répond la conviction chrétienne qu’exprime un agraphon cité dans la littérature du désert : « Tu as vu ton frère, tu as vu Dieu ».

Autant de paroles qui relèvent d’une sagesse sans pompe, dénuée d’effets et de prétentions, qui ne manque pas d’évoquer la thématique de la « la petite bonté » chère à E. Levinas, mais dont la teneur mystique pourrait bien être proportionnelle à la modestie ! C’est ainsi que, dans ce quotidien dilaté à l’ampleur de l’absolu, on doit admettre que le sapiential est en capacité d’absolu. Mieux, qu’il se dépasse en devenant véritablement voie mystique. « Dans toute chose matérielle, énonce Nahman de Braslav, il y a des étincelles de l’esprit ». Mais corrélativement, cette mystique a les audaces de l’humilité radicale ! Dans l’une et l’autre tradition elle soutient une intrépide parrhésia. Qu’on en juge à nouveau :

« Abba Alonios a dit : 'Si l'homme ne dit pas dans son cœur : Moi seul et Dieu nous sommes en ce monde, il n’aura pas de repos'», à quoi fait écho le hassid Pinhas de Koretz : « Tu serviras Dieu comme s’il n’existait qu’un seul être sur terre, toi ». Ou encore, abba Mios de Béléos, « Obéissance pour obéissance : si quelqu’un obéit à Dieu, Dieu lui obéit ». Comme la Bible le dit d’Hénoch et de Noé, le moine a pour vocation de vivre avec Dieu et d’en être transfiguré. D’où abba Bessarion : « Le moine doit être tout œil, comme les chérubins et les séraphins ».
    
Anne-Marie Pelletier indique encore une autre piste féconde qui pourrait nourrir le dossier des convergences, celui de la thématique du feu, de l’embrasement associés à l’extase... Le thème du feu occupe une place centrale dans l’évocation de la ferveur hassidique, (cf. la notion de hitlahavout, « enthousiasme »). « Les récits hassidiques accueillent nombre d’expériences où un hassid, au milieu de la prière est emporté en extase par l’élan et le feu de sa ferveur » note Buber. Or le désert connaît des expériences comparables, évoquées d'ailleurs de biais, comme frôlant un secret à ne pas divulguer. On entrevoit ainsi fugitivement un Arsène ou d’autres Pères devenus « feu incandescent », tout comme cela sera raconté plus tard du Becht. Et abba Lot d’affirmer à un visiteur : « Tu ne peux devenir moine, si tu ne deviens tout entier comme un feu qui se consume ». Cassien théorisera ainsi ce qu’il nomme « la prière de feu », comme expérience du Dieu qui enflamme le cœur par une étincelle de son amour. Référence au Cantique des cantiques...

D’autres consonances appelleraient des analyses en relation avec le thème des larmes ou encore par la mise en regard des deux figures de l’ancien/abba et du tsaddik. Certes, il ne s’agit pas d’écraser des contrastes qui sont trop évidents. Les « cours » nées autour d’un tsaddik hassidique ont une singularité appuyée à une mystique de la « descente » elle-même reliée à des antécédents sabbataïstes, sans nulle correspondance avec la conception monastique de la direction spirituelle. Il reste que, en ces deux mondes à bien des égards sans intersection, un fort accent est mis sur la médiation de maîtres qui ouvrent le chemin pour une relation au Dieu qui lui-même devance l'homme, prévient son désir par le sien propre, engage à entrer dans la confiance de la relation en manifestant le péril en quelque sorte ontologique de l’orgueil. D’où ce conseil : « Les anciens ont dit : 'Si tu vois un jeune homme monter au ciel par sa volonté propre, saisis-lui le pied et rejette-le à terre, car cela ne lui vaut rien' ». Cette sagesse spirituelle explique probablement que les deux traditions abritent des galeries de personnalités aux profils fortement dessinés. Tels - côté monastique - Antoine l’ascète, Amoun le mystique, Agathon à la charité ardente, Arsène l'homme de culture raffiné, etc. Tels les maîtres dont Buber fournit les « fiches biographiques » dans ses Récits hassidiques. Et dans les deux cas encore, la personnalité du maître l’emporte sur la doctrine. Quand Scholem affirme que c’est sa vie et non d’abord sa connaissance qui donne sa valeur religieuse à la personnalité du maître, il décrit l’ancien du désert autant que le tsaddik du Hassidisme. A l'histoire célèbre du disciple du Maggid de Mezeritch qui allait chez son maître, non pas pour étudier, mais pour le regarder lacer ses chaussures répond cet apophtegme du désert :
« Trois pères avaient l’habitude de rendre visite une fois l’an à Abba Antoine : … Deux d’entre eux l’interrogeaient sur leurs pensées et le moyen de sauver leur âme ; le troisième, au contraire, se taisait et ne posait aucune question. Après bien des années, abba Antoine lui dit : ' Voici tant d’années que tu viens ici, et tu ne demandes rien ?' Il répondit et dit : 'Te voir père, me suffit pour mon profit spirituel' ».

Ainsi, conclut Anne-Marie Pelletier, une mystique du quotidien, qui peut être tenue pour « faible » au regard de traditions ésotériques ou d’expériences extrêmes, parle d’une profondeur sans égale de la vie spirituelle. C’est elle que désigne Elie Wiesel en évoquant le monde du Hassidisme : « Les mendiants sont des princes, les muets des sages dotés de pouvoirs, les vagabonds parcourent la terre et la réchauffent et la changent. Dans le Hassidisme tout est possible, tout devient possible par la seule présence d’un être qui sait écouter, aimer et se livrer ». Des mots qui pourraient également qualifier les hommes du désert dépenaillés, desséchés à la fois par le soleil et les rigueurs de l’ascèse, tels que les décrit l’Histoire Lausiaque, tout en les voyant comme des géants qui soutiennent invisiblement le monde.