Institut Universitaire Elie Wiesel

Compte-rendu Séminaire Judaïsme et Christianisme 2015-2016 - Séance N°7

Séance du jeudi 7 avril 2016

«Le féminin dans la modernité à travers quelques aspects culturels, idéologiques, artistiques»

Intervenante : Anne Juranville

 

Le féminin dans la modernité à travers quelques aspects culturels, idéologiques, artistiques

Parler encore et toujours du féminin -mais aussi, dans la foulée, du masculin- est une véritable gageure. Le féminin est un sujet impossible devant lequel butait Freud qui laissait à ses successeurs et surtout aux poètes le soin de poursuivre ses recherches.

Je vais donc m’affronter à l’impossible, un impossible redoublé par le programme très ambitieux annoncé par Franklin Rausky. J’aborderai la question sous un seul angle, un angle particulier, qui prend appui sur l’armature théorique proposée par la psychanalyse. Mais cette perspective n’est pas sans recouper d’autres approches, notamment certaines de thèses du livre En tenue d’Eve de Delphine Horvilleur pour qui la question du féminin est au coeur de la pensée juive dans sa modernité. Je vais d’abord inscrire, autant que faire se peut, mon propos dans le contexte culturel et idéologique qui est le nôtre ; puis je l’illustrerai de façon plus concrète, par l’évocation de quelques vignettes littéraires ou artistiques qui correspondent au point de vue particulier de la question que j’ai choisi de traiter au sein de l’immense domaine qu’est notre sujet.

Il faut partir de la mutation anthropologique sans précédent que nous vivons pour interroger le féminin dont on peut penser qu’il constitue, sinon un malaise dans notre civilisation, pour reprendre le titre de Freud, du moins un lieu hautement problématique et équivoque. Dans notre modernité en crise, comment concilier qu’on puisse affirmer d’un côté : « Demain sera féminin » comme le fait Michel Houellebecq dans Les Particules élémentaires, ou alors, dans ce registre positif, interroger la sorte d’aspiration de la culture à la féminité comme le soutient par exemple le programme d’un colloque qui s’est tenu à Bruxelles en 2013, intitulé « Après Oedipe, les femmes se conjuguent au furur » ; mais, de l’autre côté, laisser apparaître à quel point le féminin est mal en point : ainsi, on peut relever des formules lapidaires et provocantes comme la phrase de la féministe Monique Wittig qui prône de « déconstruire politiquement, philosophiquement et symboliquement les catégories d’homme et de femme », de telle sorte que le terme de « femme » pourrait être exclu du langage ; il y a aussi la formule de Lacan qui ne heurte pas moins le sens commun : « La femme n’existe pas » où « la » est en majucule. Disons tout de suite que ces deux perspectives ne se recoupent absolument pas : la formule apparemment scandaleuse de Lacan est d’une grande fécondité, elle se déduit d’une logique dont les effets débordent largement le discours psychanalytique. C’est ce que je voudrais évoquer ce soir.

Le propos étant non seulement très ambitieux, mais très complexe, c’est à un exercice périlleux que je vais me livrer. Je serai obligée d’aller au pas de charge en faisant des simplifications certainement abusives.

Lacan enjoignait les psychanalystes d’être de leur époque (il leur demande, je cite, de « rejoindre à son horizon la subjectivité de leur époque »). Je vais donc d’abord m’attacher à suggérer quelques-unes des implications culturelles qui se déduisent de cette logique du féminin pour montrer en quoi cette approche est en phase avec la civilisation d’aujourd’hui.

  • Le contexte historico-social de la crise que nous vivons

La fragilité de l’ordre symbolique

Sont apparues ces dernières années, les théories du genre qui mettent l’accent sur la construction sociale des sexes. Elles contiennent une part de vérité et sont parfaitement recevables, sauf si elles sont radicalisées et qu’elles aboutissent à l’indifférence des sexes, voire à l’exaltation du modèle de l’unisexe. Leur légitimité tient à ce qu’elles introduisent un nouveau paradigme social pour penser l’être sexué.

Ce nouveau paradigme émerge dans le contexte de la mutation anthopologique inédite que nous vivons, une crise qui correspond à une véritable cassure historique par rapport au monde traditionnel. Elle bouleverse ce que Lacan a fortement théorisé après Lévi-Strauss comme l’ordre symbolique universel marqué par son principe d’ordre et de stabilité.

Le système symbolique, c’est la colonne vertébrale de l’organisation sociale : il est caractérisé par l’ordre des générations, la différence homme-femme, l’impossibilité pour un enfant d’épouser son père ou sa mère..., ces grands cadres sans lesquels il semble qu’il n’y ait  guère de société possible. Pour Lévi-Strauss comme pour Lacan, c’est le langage qui constitue cette armature propre au monde humain : comme si l’organisation du monde obéissait à une grammaire qui, seule donne cohérence et sens. Mais cet ordre symbolique est désormais fragilisé, faillé, ébranlé : tout le monde ne parle aujourd’hui que des bouleversements qui définissent la modernité et la post-modernité : l’hyper-communication et l’informatisation généralisée qui ouvrent l’univers à tous les vents. Cela va de pair avec le déclin du patriarcat, la crise de la famille (le mariage pour tous), la crise des identités sexuées, l’explosion des repères entre générations (avec les Procréations Médicalement Assistées, les techniques de congélation, etc... liés à tous  les progrès scientifiques et technologiques...). Bref, tout cela remet en cause les bases de l’ordre symbolique et provoque malaises, crises, désordres (selon le titre du livre d’E. Roudinesco, La famille en désordre) où certains, pessimistes, entrevoient une issue apocalyptique du monde anéanti dans l’indifférenciation universelle, ou explosé dans le chaos.

Pourtant, il y a un revers de la médaille, une positivité de cet ébranlement de l’ordre symbolique : d’abord parce qu’il entraîne la contestation du patriarcat traditionnel qui en est le pilier, le véritable mur porteur. C’est là un sujet monumental, qui appellerait des précisions, des débats, des spéculations complexes... Il fait l’objet de conflits épineux dans lesquelles je n’entrerai évidemment pas. Sauf pour souligner ce que la mise en cause de la domination masculine, en tant qu’elle est définie aussi par le pouvoir symbolique et imaginaire (idéal, illusoire) du patriarcat, a libéré par rapport aux sociétés traditionnelles. Les discours féministes variés qui se sont souvent greffés sur les théories du genre, relèvent de cette révolution culturelle n’entrent pas dans mon propos de ce soir sur le féminin. D’abord simplement, parce que la pointe de la thèse lacanienne du féminin sur laquelle je vais me fonder, ne porte pas sur la dimension sociale du statut des femmes, celle qui correspond au statut de sujet à part entière qu’elles ont pu acquérir au fil des ans, du moins en Occident. Mon propos de ce soir ne porte pas sur la réalité sociale des femmes, sur les femmes en tant qu’elles existent, mais sur La femme qui n’existe pas:  “Elle” sur le réel du féminin. Or le réel, ce n’est pas la réalité.

Les turbulences et même les séismes qui ont affecté l’ordre symbolique font en effet surgir ce que Lacan appelle le “réel” : c’est là une catégorie absolument décisive qu’il a mise tardivement, mais décisivement, au centre de la théorie de l’inconscient. Si la réalité (symbolique) est appareillée par le langage, le réel est justement ce qui est hors langage, hors signification, hors représentations. Et c’est par ce biais qu’on va retrouver que “La femme qui n’existe pas” : cela renvoie à ce qui dit Lacan : “Les femmes l’expriment aussi très bien, le réel, puisque, justement, j’insiste sur ce que les femmes ne sont pas-toutes” (1974). Être “pas-toute” caractérise une femme. C’est là une expression qui risque d’être utilisée comme un gadget dans les milieux lacaniens, elle veut pourtant dire quelque choses de très précis ; elle veut dire que les femmes sont pas-toutes prises dans le symbolique, dans le langage, qu’elles débordent la réalité, que le féminin n’est pas entièrement conceptualisable, que du féminin, on ne peut pas tout dire, car l’inconscient ne connaît pas le signifiant “femme”, il ne connaît que le signifiant “homme”.

C’est donc en ce sens qu’on va retrouver en quoi l’ébranlement du symbolique dans la post-modernité a quelque chose à voir avec un renouveau de l’approche du féminin qui s’avère, au-delà, un enjeu épistémologique et éthique.

Revenons d’abord au réel : c’est justement ce qui surgit dans notre modernité en crise, le principe du bouleversement de l’ordre immuable des choses. Les failles de l’ordre symbolique ébranlent ce qui est le propre des sociétés traditionnelles fondées sur l’éternité, la stabilité de la nature, qui repose elle-même sur le principe de différence. En ethnologue, Françoise Héritier (dans Masculin-féminin) part dans la vision du monde, de cette opposition duelle qui fonde la cosmologie : le jour et la nuit, le soleil et la lune, et, naturellement, la différence fondatrice des hommes et des femmes qui est, dit-elle, le ”butoir de la pensée”. Cet ordre éternel du monde se caractérise par l’unité et une complémentarité dans les différences. C’est ce qui fait dire à un personnage de J.-M. Coetze dans L’été de la viePour un amour vrai, il faut être deux humains complets, ils doivent être bien ajustés l’un à l’autre, comme le yin et le yang, comme les éléments mâle et femelle d’une prise électrique “. Justement pas, rétorque Lacan, les hommes et les femmes ne sont pas complémentaires. Il conteste Aristophane déjà qui, dans Le Banquet de Platon, affirmait que l’éros, c’était la reconstitution des deux parties de la sphère qui avaient été séparées à l’origine. Pour le lacanisme, il n’y a pas de complétude des sexes ; les sexes sont dissymétriques, la complémentarité est un mythe, une illusion que Lacan a théorisée dans une formule en forme de boutade, qui est devenue une sorte fétiche "il n'y a pas de rapport sexuel" : “Ce mythe.”à savoir que l’Eros, ce serait de faire un, c’est justement de ça qu’on crève ”, écrit-il. Cette théorisation singulière recoupe, autrement, d’autres discours contre l’idée de totalité, notamment la philosophique moderne.

Cette rupture avec la tradition s’est faite lentement. Il a fallu plusieurs siècles pour qu’accouche le monde que nous connaissons avec ses malaises, ses troubles particuliers de l’ordre du jamais vu. Les conditions historiques, sociales, culturelles qui définissent la modernité et la post-modernité ont libéré la puissance positive et négative du réel dont les effets se marquent notamment, encore une fois, dans la mise en cause de l’ordre symbolique traditionnel dont la belle sphère donne l’image. Par rapport à l’illusion d’une unité et d’une totalité du monde, le féminin constitue bien un “os”, un “accroc”, une déchirure dans le tissu, un trou, un vide, un lieu de non-existence... mais c’est toute sa force et tout son intérêt.

  • Le renouvellement de la pensée du féminin : le féminin “pas-tout”

Prendre en compte cette donnée (la femme “pas-toute”) va dans le sens de la rupture de notre monde moderne avec les conceptions et la place de la femme traditionnelle. C’est par rapport à ce monde traditionnel que Houellebecq peut opposer son “Demain sera féminin”, sachant qu’une telle formule est évidemment interprétable de beaucoup de façons, les meilleures et les pires.

Avant d’y venir, je voudrais brièvement opposer cette formule qui désigne la part du féminin est pas-tout -au masculin rien tant que lui est tout-, c’est-à-dire totalement pris dans l’ordre du langage. Le langage comme symbolique est structuré par le signifiant phallique qui ordonne la fonction que Lacan a désignée comme Nom-du-Père, qu’il ne faut pas confondre avec la toute-puissance imaginaire du patriarcat.

Pour l’inconscient, structuré comme un langage, il n’y a pas de signifiant du féminin. Le féminin est exclu de l’universel du langage, on ne peut rien en dire. Il n’y a pas de normes pour désigner comment être une femme, être une femme doit s’inventer en partie, faute de modèle identificatoire. S’il y a des normes, elles sont masculines et concernent la part masculine des femmes, leur être de sujets dans le monde. Sachant que les femmes ne sont pas entièrement réductibles à la définition de sujet, de sujet de langage ; une part de leur être échappe aux réseaux du langage, déborde des quadrillages symboliques de la réalité, une part de leur être est hors normativité, en excès ; pour une part, elles sont « absentes à elle-mêmes ». Je reviendrai sur quelques exemples de ce qu’on peut entendre par là.

Pour permettra de saisir ce dont il est question, il faut ajouter que cette part de non-existence, de ce réel donc, s’accompagne d’une jouissance spécifique des femmes, « au-delà du principe de plaisir » selon la formule de Freud. Lacan la désigne comme « supplémentaire » par rapport à celle que peuvent éprouver des hommes, « supplémentaire » aussi par rapport à celle qu’elles éprouvent en tant que sexuées, en quoi elles sont à égalité avec les hommes dans l’ordre de la réalité. En résumé, selon la logique du langage, elles se définissent par une extraction (un manque d’être) et un supplément (de jouissance). A partir de cette base, il a une multiplicité de dialectiques possibles, de constructions possibles.

  • La part de non-existence du féminin comme “divergence érigée en valeur”

La thèse lacanienne du féminin non seulement renouvelle les approches cliniques et anthropologiques de l’humain, mais trouve aussi des accointances avec la philosophie moderne de l’existence et même avec certaines implications théologiques. Positivement, la rupture épistémologique de la modernité prend en compte cette donnée du féminin. Eriger la divergence en valeur (selon une expression de Delphine Horvilleur), c’est d’abord penser la vérité selon un paradigme féminin, outre chez Lacan, la vérité n’est “pas toute”, comme la femme ; on trouverait des positions philosophiques comme celle de Jacques Derrida qui définit “La femme comme non-identité, non figure, simulacre, abîme de la distance” (dans Eperons) ; comme celle de Lévinas, pour qui le féminin est une figure de l’altérité : “ L’Autre par excellence, c’est le féminin par lequel un arrière-monde prolonge le monde” (dans Figures du féminin par Catherine Chalier), et déjà, chez Nietzsche : “On tient la femme pour profonde. Pourquoi ? Parce que chez elle on n’arrive jamais au fond. La femme n’est même pas encore plate” (formule étrange qui ne correspond pas dans le contexte à un jugement mitigé).

La vérité est un trou sans fond, la vérité on ne peut l’atteindre rationnellement, par des concepts, elle échappe : “La femme, (la vérité), ne se laisse pas prendre” dit encore Derrida qui ajoute que “la vérité [est] comme femme ou comme le mouvement de voile de la pudeur féminin”. Il rencontre ce qu’écrit Delphine Horvilleur de son côté, de la pudeur ; elle le cite d’ailleurs à ce propos. Pour elle aussi, le féminin relève d’une altérité qui nous échappe, avec laquelle on ne fera jamain un ; elle est le lieu d’une ouverture vers l’Au-delà, un lieu de la rencontre de l’Autre. Ses propos me paraîssent diriger vers ce qu’on pourrait appeler une position féminine de l’être qui vaut concrètement, disons-le déjà, pour les hommes comme pour les femmes. Subjectivement, c’est l’occupation d’une place vide, où on n’existe pas (“A mesure que j’écris, j’existe moins” dit Marguerite Duras), un lieu psychique, d’où on s’efface, le creusement d’un vide où se défont toutes les parures imaginaires du moi, selon un processus de désaississement qui est aussi une jouissance à ne pas exister (“Le bonheur de ne pas exister ”, disait aussi Virginia Woolf), un désoeuvrement selon le terme de Blanchot. On peut en décliner diverses modalités, des expériences variées : cela peut recouvrir l’amour en général comme ouverture à l’autre, la “vraie amour” que Lacan met au féminin ; le modèle de l’amour maternel qui n’attend rien et ne demande rien; la “vie parfaite” des mystiques (la liberté du grand large qu’a si bien explorée Catherine Millot) ; le goût de l’errance qu’a beaucoup décrit Pascal Quignard à propos de ses héroïnes féminines (Les solidarités mystérieuses, Villa Amalia) ; et même, la place d’effacement du moi qu’est censé occuper le psychanalyste en tant qu’il se démet de tout pouvoir. Objectivement, cela concerne le féminin comme Objet impossible à atteindre mais qui, par là même, suscite le mouvement du désir ; cet impossible est à l’origine du langage et plus radicalement, c’est l’origine même de la poésie. On a pu le thématiser ainsi de l’amour courtois, contemporain de L’amour et l’Occident étudié par Denis de Rougemont, qui fait naître la poésie du désir qu’a le troubadour pour la Dame, inaccessible par définition. C’est l’impossible incarné par la Dame qui fait écrire. Par extension, parler, créer, à partir du vide, c’est-à-dire faire quelque chose à partir de rien est au principe même de la création.

Ce sont là sont des modalités exemplaires qui, concernant à la fois l’éthique et la création, se fondent sur la fécondité d’une vacuité irréversible, structurelle, assumée. Delphine Horvilleur évoque d’ailleurs des métaphores qui recoupent cela quand elle parle du rapport du texte comme textile (p. 43) et qu’elle cite Proust : “Je bâtirai mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe ” — le langage, l’écriture comme enveloppement d’un vide.

Les propos de Delphine Horvilleur sont autres puisqu’ils portent sur la religion. Elle cite le rabbin Gugenheim pour qui les femmes auraient une disponibilité à “avoir pour ainsi dire, une connaissance plus intuitive, plus directe de la divinité”. La femme, dit-il, “porte biologiquement, au plus profond de son être, une disponibilité à la sanctification, elle est dispensée de ces commandements, non pas, parce qu’elle n’en serait pas digne, mais parce qu’elle a ce rapport plus direct au divin qui est de l’ordre de l’innommable, du silencieux, de l’inaccessible, de l’indévoilable, de l’infini par-delà les limites matérielles du monde”. Pour le judaïsme, le divin reste ce qui ne peut être vu, il est la vision impossible par définition, celle dont il est dit dans la Bible queNul homme ne peut voir l’Eternel et vivre”, rapporte-t-elle de ses propos. En allant dans le sens d’une lecture apologétique du féminin qui ne fait pas l’unanimité parmi les interprètes, la thèse de Delphine Horvilleur me semble aller dans le sens du lacanisme. Le fait que les femmes, réelles cette fois, ont potentiellement une facilité, un privilège à occuper une place vide parce que c’est chez elles une donnée structurelle.

D’où aussi, toute une équivoque, fortement soulignée par Delphine Horvilleur : les femmes, dans la tradition, se voient attribuer ces qualificatifs d’effacement, de retrait, mais récupérés sous le registre social de la relégation, de la marginalisation, selon une sorte d’alibi scandaleux, “un prélude élégant ” à la justification du statut traditionnel de femme au foyer, exclue de l’espace social, tenue à distance. Elle insiste à juste titre sur le fait que c’est là avant tout parce que les femmes sont tentatrices, porteuses d’une sexualité dangereuse. C’est en effet un lieu d’équivoque que soulignent Delphine Horvilleur et Christine Angot dans une interview commune : Delphine Horvilleur souligne la regrettable “discrétion” des femmes : “Une femme doit se battre pour accéder à la parole, à la narration”, à quoi Christine Angot répond que “le pouvoir, ce n’est pas enviable. C’est peut-être une très bonne nouvelle qu’une femme perde le discours “.

Ce qui est sûr, c’est que la confusion de ces registres, dans le judaïme traditionnel en l’occurrence, irait jusqu’à justifier l’exclusion des femmes du travail du commentaire : “A quoi ressembleraient le sacré et la vérité si les femmes étaient invitées à mêler leurs voix au commentaire ” ? demande Delphine Horvilleur ironiquement. Elle s’interroge pour savoir si “au contraire, le féminin et ses symboles [ne pourraient procurer] le seul langage capable de dire le sacré et le mystérieux, pour les hommes comme pour les femmes ?”. D’où sa question : “La modernité piétine-t-elle la tradition ou peut-elle être porteuse du sacré ?”.

Il y a là un enchevêtrement de questions complexes dont je vais tenter pour ma part de démêler quelques fils en étant de nouveau, forcément un peu schématique.

On peut donc parler d’une position féminine de l’être qui, comme insiste beaucoup Delphine Horvilleur, ne concerne pas seulement les femmes : “Le féminin dans le texte n’est pas seulement incarné par les femmes”, affirme-t-elle. Outre le rapport au religieux, on peut, en effet, poser que les hommes occupent la place vide conditionnée par l’effacement du moi de façon privilégiée, notamment dans le domaine de la création. Elle souligne que “beaucoup de textes du Talmud portent en filigrane la critique d’un monde tout masculin, potentiellement source de violence”.

Cette position féminine de l’être selon Delphine Horvilleur, s’opposerait à “l’entreprise rabbinique et sa vision du monde menacée par “ les dérives d’un système d’exclusion”.

Pour revenir au monde moderne occidental, je dirais pour ma part que les effets de ce réel du féminin sont inséparables de ce qu’on appelle globalement la libération des femmes en Occident. On assiste à un dégagement culturel historique spectaculaire de la présence sociale des femmes dans le monde familial, professionnel, politique... Elles ne sont plus cantonnées dans une sphère d’intériorité qui conduit aussi à séparer le registre maternel et le registre sexué comme dans les communautés traditionnelles -les vieilles, les matrones, asexuées d’un côté-, et les jeunes, sexuées, désirables et dangereuses, de l’autre. Bref, dans la modernité structurée par des lois acquises au fil des temps, les femmes existent, comme les hommes, de façon paritaire, comme on dit. Mais encore une fois, ce n’est pas cet aspect-là des femmes qui m’intéresse ce soir, puisque je vous parle de La femme qui n’existe pas. Ce qui est en filigrane, me semble-t-il, derrière les propos de Delphine Horvilleur, c’est ce que recouvre une part singulière de liberté du féminin, quelque chose d’inclassable, de non normalisable, une disponibilité existentielle particulière qui donne aussi aux femmes une désinvolture, une distance, une ruse, une ironie... par rapport à l’ordre phallique masculin de l’organisation symbolique qui leur est, du moins en partie, “étranger” (selon le terme de Julia Kristeva).

Mais évidemment, de ce réel, les femmes peuvent ne rien vouloir savoir et rechigner à occuper ce lieu de non-pouvoir. Le vécu existentiel de décentrement par rapport au monde ordinaire, se présente selon des modalités très variées, qui peuvent être pathologiques. Mais toutes ces modalités ont en commun de concerner un rapport au corps délocalisé, au-delà de la sexualité, qui, elle, est limitée, structurée en pulsions, organisées par le registre du langage. Aussi est désignée par ce réel féminin, un rapport possible des femmes à une jouissance “Autre” que la satisfaction pulsionnelle, une jouissance “folle” dit Lacan, car non cadrée, et marquée alors par l’illimitation et l’excès.

  • La jouissance spécifique, “supplémentaire”, des femmes

La division du féminin : le meilleur et le pire

« Que veut une femme ? » demandait Freud. « Elle veut jouir » répond Lacan. Lacan distingue donc deux modalités de jouissance :  

-la jouissance sexuelle, pulsionnelle, phallique, localisée, limitée, organisée autour d’un manque, comme je viens de le dire,

- et, la jouissance par-delà les normes, irréductible, rétive à une récupération sociale, qui correspond à un surgissement de quelque chose d’énigmatique voire d’anormal, dans le monde.

Il peut y avoir une confusion entre les deux jouissances.

Cette confusion existe d’abord du point de vue des hommes, du moins des hommes qui relèguent les femmes afin de s’en protéger, parce qu’ils ont la vision d’une sexualité féminine débordante, énigmatique, inquiétante .... Mais également du point de vue des femmes, il existe une quasi-nécessaire “coalescence” entre les deux modes de jouissance, une continuité entre les deux. Ce qui est sûr, est que le dégagement de cette jouissance hors cadre peut conduire au meilleur (Thérèse d’Avila “emportée”, “ravie” lors de ses expériences mystiques) ou au pire.

D’un côté, le féminin participe des constructions les plus éthiques : “Intrinsèquement, elles possèdent une supériorité spirituelle intérieure ” dit encore le Rabbin Gugenheim ; de l’autre côté, le débridement de la jouissance peut conduire à des actes monstrueux, marqués par la démesure et l’hybris : des figures de Médée, de Lilith, en passant par celles des mères terribles, des sorcières à la toute-puissance maléfique aux déesses archaïques assoiffées de sang... Les représentations du féminin terrifiant ne manquent pas dans l’imaginaire de l’humanité.

Delphine Horvilleur aborde pour sa part un autre aspect, social, de la “division” du féminin dont le lacanisme fait une caractéristique de structure. “Dans la littérature rabbinique”, écrit-elle,”la femme est tour à tour décrite comme un être manquant ou excessif. Elle est tantôt présentée comme une assistée émotionnelle ou religieuse, incapable d’autonomie et de contrôle, tantôt comme trop intimement liée au sacré ou à la divinité pour avoir besoin d’une pratique religieuse”.

Pour certains hommes, cet excès lié à l’aptitude à disposer d’une jouissance hors normes peut être terrifiant, mais comporte souvent quelque chose de fascinant. Elle donne lieu à une supposée toute-puissance des femmes, en grande fantasmatique. Elle peut aussi donner lieu à l’envie de posséder cette jouissance.

C’est l’aspect que je me propose d’illustrer à partir de deux exemples, mais en me référant d’abord encore à Delphine Horvilleur.

Il est intéressant qu’elle aussi emploie le terme de “supplément” pour désigner quelque chose dont l’homme est dépouvu. Elle l’applique à la pratique des livres sacrés. L’angle d’approche que j’ai choisi pour marquer une séparation entre les hommes et les femmes me paraît aller de nouveau dans le sens des thèses du rabbin Gugenheim que rapporte Delphine Horvilleur : il concerne, on l’a vu, le lien plus direct, plus immédiat, que les femmes ont au religieux, plus précisément, en tant qu’il concerne une dispense qu’ont les femmes de la pratique des textes ; mais cela avec deux conclusions contradictoires : soit “comme un bénéfice” ; soit comme un manque. Ainsi, commente Delphine Horvilleur, “ soit l’homme bénit Dieu de ne pas l’avoir créé femme, c’est-à-dire de ne pas l’avoir créé comme un être “amputé” du devoir de pratique et de perfectionnement que constitue le culte” ; soit, bien loin de “constituer un handicap auxquels les hommes échappent, la féminité représente une supériorité essentielle”.

Je vais prendre deux exemples littéraires qui vont dans le sens de la question de cette supériorité du féminin, mais selon une reprise profane : dans les termes d’une jouissance qui fait l’économie du travail. Outre le domaine religieux, le domaine de la création est directement concerné par cette question. Je vais d’abord suivre la thèse soutenue par Pascal Quignard qui est une approche possible d’un mode singulier du “se jouir du corps” dont les hommes sont exclus. C’est en ce sens que contrairement à une tradition de revendication féministe portée par des femmes, Lacan a pu théoriser —toujours avec son goût du paradoxe— que, d’un certain point de vue, les femmes ne manquent de rien.

  • Une première approche d’une jouissance de l’être propre aux femmes : selon Pascal Quignard, l’exemplarité de la voix et le privilège de la soprano

Cette divergence porte sur la musique -l’auteur l’évoque dans l’ouvrage La leçon de musique consacré au musicien Marin Marais. Il analyse le rapport à la musique à partir d’une mélancolie qui lui est consubstantielle, une nostalgie qu’il rattache précisément au fonds originaire sonore de la matérialité de la voix comme perdue : il écrit qu’“une oeuvre de musique hèle une voix perdue ou organise une voix devenue impossible”. Ce qui est à jamais “cassé “, c’est ce qui “liait cette bouche, ces oreilles, ces souvenirs sonores à la voix de la mère”. Les émotions premières qui mettent le corps en vibration (souffle, tonalités, rythmes, mélodies, résonance...). Certes, tous les humains parlants sont exilés de cet univers sonore des origines. Mais l‘originalité de l’analyse de Quignard tient à la prise en compte de la différence des sexes à propos de la perte de cette corporéité de la voix. Si cette perte affecte particulièrement et radicalement les hommes —les femmes, elles, ne sont “pas-toute” concernées par cet exil. Elles ont le privilège de demeurer en continuité avec les traces sensorielles qui définissent la voix comme un langage “cru “, non encore passé par “la cuisson”, autrement dit un “non-langage”, par opposition au langage signifiant, disons symbolique, dont relève entre autres la composition musicale. “[Les femmes] sont prééminence dans le temps, et toute-puissance tonale, hégémonie dans la durée, et empire le plus absolu dans l’empreinte sonore exercée sur les tout-petits”.

Cette opposition de structure se renforce et se confirme au moment de la puberté avec la “trahison” qu’est la mue chez les garçons : “un destin biologique les a soumis, au sein même de leur voix, à être trahis. Il les assujettit à être abandonnés, à muer, à changer”. Leur voix les quitte “comme la robe d’un serpent”. Alors qu’inversement, “aux femmes, la voix est fidèle” : en continuité avec le corps maternel dont elles sont le prolongement, la voix pour elles ne se perd pas. Elle demeure le lieu d’une jouissance singulière que les femmes puisent à partir de leur propre fonds corporel, en–deçà du langage : “Pour retrouver la voix de leur enfance, il ne leur est demandé aucun effort. Il leur suffit de parler, il leur suffit d’ouvrir la bouche. Elles dominent dans leur voix, d’un bout à l’autre de leur voix”. Ainsi, conclut l’auteur, “les femmes naissent et meurent dans un soprano qui paraît indestructible... Leur voix est un règne. Leur voix est un soleil qui ne meurt pas”.

D’où l’analyse que fait Pascal Quignard de la soprano —le modèle de la cantatrice comme désignant ce privilège des femmes de demeurer à jamais dans la “patrie sonore immuable” en continuité avec les traces sensorielles de l’Autre absolu maternel qu’une femme est elle-même. On peut commenter lacaniennement cette thèse en disant que la voix de la soprano illustre au plus près un mode de jouissance féminine “en corps” : en deux mots pour autant que cela renvoie à Encore en un mot, selon le titre du séminaire consacré par Lacan au féminin. Cette jouissance divine —dont la Diva est l’incarnation par excellence— illustrerait alors cette formule de Lacan : “Et pourquoi ne pas interpréter une face de L’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine?”.

Et, pour en revenir aux hommes, ils ne leur reste qu’à être des interprètes ou des compositeurs : “ils suppléent à l’aide d’instruments les défaillances où l’abandon de leur voix les a plongés. Ils regagnent de la sorte les registres... de l’émoton naissante. Ils s’en font les virtuoses”. Mais d’abord et surtout, les hommes composent avec la perte de la voix en se faisant compositeurs : “La métamorphose du grave à l’aigu n’est pas possible. Du moins n’est pas corporellement possible. Elle n’est qu’instrumentalement possible. Elle a nom la musique ”.

  • Une deuxième approche de la jouissance des femmes : l’écriture masculine rivale de la danse féminine, selon Louis-Ferdinand Céline

Cet argument d’une épargne pour les femmes du travail (travail du texte biblique, travail de la composition musicale), on le retrouve, de façon explicite, chez Céline à propos de l’écriture littéraire (masculine) qu’il met en concurrence déloyale avec la grâce fascinante de la danse (féminine). Il disait de Lucette, sa femme, danseuse professionnelle : “C’est elle qui a le génie, pas moicomme l’avait Elisabeth Craig”. Elisabeth Craig était une danseuse américaine avec qui il vécut de 1926 à 1933, et à laquelle il dédia Voyage au bout de la nuit. Il l’appelait “l’Impériale” pour “tout ce qu’il y avait [en elle] dans le rythme, la musique et le mouvement. Je n’aurais rien été sans elle”. Comme si le ressort de “l’écriture physiologique” de Céline (selon l’expression de Sollers) était de rivaliser avec la danse. Céline disait : “Dans une jambe de danseuse, le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies sont inscrits ! ... jamais écrits !”.

Le corps sublime de la danseuse lui apparaît comme “le plus nuancé poème du monde” : “Ma petite religion, la danse : où qu’on irait mort sans danse? Ah! ah! moi qu’ai vingt ballets pas dansés !” disait Céline qui déclarait aussi qu’il “donnerait tout Baudelaire pour une nageuse olympique”. Les efforts laborieux, les impitoyables contraintes que Céline impose à son style essaient de retrouver la féérie tournoyante, la fluidité musicale du corps musclé de la danseuse, comme l’analyse Philippe Muray dans son livre Céline.Je ne marche pas, je danse” : on pourrait dire : “je n’écris pas, je danse” : comme s’il s’agissait de faire du texte poétique une incarnation charnelle équivalente à l’oeuvre vivante qu’est le corps de la danseuse, à ce qu’est la danseuse elle-même jouissant de son propre corps. On assiste là à une sorte d’envie de l’écrivain (au masculin) à l’endroit de la jouissance corporelle subjective supposée de la danseuse (au féminin) illusoirement dispensée de tout travail psychique : celle qui a reçu, dit-il, le “don mystique”, et qui est “faite d’or, de repos et de soleil”.

Je terminerai sur une variante de ce thème, qui rejoint le registre que j’ai évoqué pour commencer, un statut féminin de l’être hors monde tel qu’il est vécu subjectivement par une femme et tel qu’il fait l’objet d’une fascination et d’un désir infini, pour un homme en position de créateur. Il s’agit du peintre Pierre Bonnard et de sa femme Marthe qui a été toute sa vie son unique modèle. Elle lui demandait : “Tu n’en aura donc jamais fini, tu es encore là, qu’est-ce que tu ignores de moi ?”. Mais comme le commente un critique, elle le savait bien, que ça ne finirait jamais, que le peintre n’en finirait jamais de vouloir s’emparer de Marthe “occupée d’elle-même à l’infini”, de son corps blanc et nu. De ce qui en elle comme femme “pas-toute” demeure absent au monde, hors des cadres du langage, de la même façon que la nature, la mer, la lumière... dont la peinture de Bonnard tente infatigablement de saisir quelque chose.

 

Anne Juranville