Institut Universitaire Elie Wiesel

Compte-rendu Séminaire Judaïsme et Christianisme 2014-2015 - Séance N°6

FEMININ, OU PASSION CACHEE DE L’AMOUR MYSTIQUE ?

Stéphane GUMPPER
Psychanalyste, chercheur associé au laboratoire Subjectivité, lien social
et modernité (EA 3071), Université de strasbourg                              

  « Ôtez l’amour, il n’y a plus de   passion ; et posez l’amour, vous les faites naître toutes ».
      Jacques-Bénigne Bossuet,  Traité   de la Connaissance de Dieu et de soi-même (1722), Paris, Hachette,
    1843, p. 34.

« Ça brûle et ça ne peut se consumer. Nulle issue, nul plaisir ne peut ni ne doit soulager cette jouissance. Car la rencontre avec l’Unique est ravissante, bouleversante ».
Jacques Hassoun, Les passions intraitables (1989/1993), p. 76.
                                

La mystique, énoncera Jacques Lacan à la séance du 20 février 1973 de son Séminaire XX. intitulé Encore (1972/73), ayant pour cadre ultime la Faculté de droit du Panthéon, « c’est quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus souvent des femmes, ou bien des gens doués comme saint Jean de la Croix […]. Il y a des hommes qui sont aussi bien que les femmes. Ça arrive […] ils entrevoient, ils éprouvent l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà. C’est ça, ce qu’on appelle des mystiques » (Lacan, 1975, p. 70). Autrement dit, cette « région féminine de l’inconscient » (Montrelay), point de fuite absolu dans le grand Autre, par essence hors discours, certains mystiques semblent l’avoir éprouvé dans les profondeurs de leur être, mais uniquement à partir d’une « éclipse du savoir » ! S’il serait impropre de prétendre que de ces contrées on ne revient pas, insistons plutôt sur le fait que cette quête passionnée n’amène pas le sujet à accéder à l’Objet ineffable du désir, Dieu, car se heurtant à l’impossible (Réel), alors même qu’une rencontre intime avec l’altérité (Tout Autre) est possible – certes de manière transitoire – mais toujours sous conditions… Paradoxe de l’union mystique avec Dieu ! En contrepoint, Lacan poursuit son interrogation par le biais d’une formule serrée – mais ô combien capitale – donc peu relevée : «  Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face de Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? » (ibid., p. 71). Féminin, ou passion cachée de l’amour mystique ?

De fait, à partir d’une dialectique habile entre souffrance et jouissance, la passion condense pathos (grec) et passio (latin ecclésiastique) ; cette dernière marquée par ses accointances avec le chemin de Croix du Christ : « Qu’est-ce que la vérité ? » (Evangile selon Jean, 18-38) aurait demandé Ponce Pilate à Jésus, avec pour seule réponse le silence ! Cette acception portée au paroxysme d’un vécu en rupture outrepasse les contingences du Logos, voire de la connaissance. Mystère de la Passion. Plus précisément, sous l’angle historique et étymologique, le substantif féminin passion (grec, pathos, souffrance, douleur) désignait initialement, d’un point de vue philosophique, ce qui effracte brusquement, nommément une force violente (distincte de l’action, de la raison et partant, de la volonté) émanant de l’extérieur, que l’âme subirait (Aristote) ; sens premier  ultérieurement ramené à « pâtir » ou « état de l’âme ». Ce vocable de passion sera diversement remanié et adapté, au gré des époques, lieux et conceptions, par des penseurs grecs, tels les stoïciens pour lesquels les « passions sont des maladies de l’âme qu’il s’agit d’extirper » (Hengelbrock, p. 79), mais aussi, plus tardivement, par des auteurs issus de la tradition patristique puis scolastique. De fait, objet d’une polysémie redoutable, le terme latin, passio, dans un démarcage chrétien renvoie d’abord à souffrance, conjugué au singulier : « supplice subi par un martyr » (2e moitié du Xe s.) ; ensuite vers 980, avec l’initiale en majuscule, à « supplice subi par le Christ pour le rachat de l’humanité » (Passio, ed. D’Arco Silvio Avalle, 12), soit Passion du Christ et son Mystère… Plus tardivement, durant le dernier quart du XIIe siècle, émerge la signification « souffrance physique », avant que de nouvelles déclinaisons recentrées sur les affections de l’âme ne s’inscrivent en parallèle : passion d’amor (début XIIIe s.) ; passion partizane (parti pris, début XVIe s.) ; « vive affection pour quelque chose » (Malherbe, 1621) ; « objet d’affection » (Fléchier, 1671) ; ou en contrepoint, « fait de subir ; impression reçue par le sujet [opposé à action] » (Oresme, Ethiques, 1370) ; ou encore « affectivité violente qui nuit au jugement » (cf. fanatisme), voire « ce qui, de la sensibilité, de l’enthousiasme de l’artiste, passe dans l’œuvre », tel que précisé dans le Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960)… Enfin, comment omettre les extases mystiques réduites aux « attitudes passionnelles »1 illustrant une phase de la Grande hystérie telle que cultivée à la Salpêtrière (Charcot) durant le dernier quart du XIXe siècle ; ou encore, dans le domaine de la médecine aliéniste, l’entité morbide conceptualisée par Dide, les idéalistes passionnés2 (1913) à type altruiste et mystique.

Auparavant, dans le contexte de la scolastique médiévale, Thomas d’Aquin (1225-1274) esquisse une synthèse de la « théorie des passions » où celles-ci, désignant les « actes de l’appétit sensitif », sont assujetties à des « modifications corporelles » affectant indirectement les aspirations spirituelles de l’âme, soit la volonté libre. Il situe les objets des passions sur un double versant, délectable et douloureux, renforçant de facto l’opposition entre le bien et le mal ; les passions se retrouvant saisies dans les rets de la vertu ou du péché, au gré de l’influence prépondérante ou non de la raison (cf. Hengelbrock, p. 81-82). Enfin, si René Descartes évoque les « passions de l’âme » (1649) désignant ces phénomènes qui à priori échappent à la raison, Emmanuel Kant (Anthropologie, 1798) dissocie la passion de l’affection, entérinant une conception moderne de ladite passion, en tant que « mode de réalisation par excellence de la subjectivité » (Saint Girons, p. 444) : la passion devient une « faculté de désirer », transcendant en quelque sorte affections et plaisir caractérisant désormais le sujet (cf. volonté).

En procédant par fragments… ou passion du féminin

A l’aune de la modernité, la passion, ou supplice d’amour porté à l’excès par un feu consumant, oscillant entre doute et vérité, leste une expérience qui déborde le sens commun… Au contraire de nombre d’expressions tombées en désuétude, après avoir été saisies par une plurivocité de discours s’articulant peu ou prou à différents corpus doctrinaux, le terme passions décliné au pluriel (plutôt qu’au singulier) figure toujours dans certains dictionnaires et vocabulaires contemporains de psychologie et psychanalyse. N’ayant pas totalement déserté ces champs disciplinaires, elle y effracte subrepticement au gré d’« éclipses du savoir », par le truchement de la mystique, voire par le biais du processus de la sublimation (destins des pulsions), ou encore sous les auspices de la psychose, dans des mouvements en tension à l’égard d’un Objet par définition évanescent. Variantes. Ou comme dialectiser la subversion d’un signifiant et son au-delà, à partir d’une position éminemment subjective, dite féminine (source de création), à l’origine d’un amour chavirant et Tout Autre. Autrement dit, ouverture vers une altérité non enclose, sous-tendue par l’éventualité d’un « ailleurs du désir ».

A partir d’un référentiel psychanalytique, l’objet de recherche, toujours singulier, se révèle souvent dans un après-coup (nachträglich). Mais plus que de prétendre objectiver des « figures épistémologiques », mes divers travaux visent à rendre compte de ce qui résiste à la psychanalyse, car excédant partiellement son domaine, ou illustrant l’échec relatif de son appréhension métapsychologique. Se situant aux bordures, la « passion religieuse » (Hassoun) se trouve prise dans un rapport en tension avec une rencontre indicible, possible mais pas certaine, dont les ressorts intimes échappent à l’emprise d’un cadrage définitionnel. Entre mystique et folie, la métaphore du féminin exemplifie, par le négatif (apophatique), une expérience délocalisée et transgressive, par essence désubjectivante, car hors discours. Dès lors, entre amour mystique qui côtoie les rets de l’hérésie, et sexualité féminine identifiée in fine par Freud à un « continent noir », se trouve placé en orbite le féminin, « part irreprésentable du psychisme » selon certains psychanalystes, et point névralgique de ce travail.

D’emblée la femme (fin Xe s., du latin class. femina, « femelle » puis « femme, épouse ») est objet d’une vindicte car rendue responsable, en tant que tentatrice d’Adam, du péché originel entraînant la Chute du Paradis. Elle est également assimilée, dans le monde chrétien, à une créature alliée du Malin, sensuelle, cupide, faible et menteuse : « Femme tu es la porte du Diable. C'est toi qui as touché à l'arbre de Satan et qui la première a violé la loi divine » (cité in Villeneuve, p. 317) énonçait Tertullien, un des pères de l’Eglise, dans son De cultu feminarum (196-206 ap. J.-C.)… A la fin du Moyen-Âge, lorsque paraît le Malleus Maleficarum (1486), controversé traité de démonologie, des dominicains Sprenger et Kramer, ils y indiquent entre autres une étymologie erronée et délirante : «  Femina vient de fe (foi) et mina (moindre) » (ibid., p. 367)… Par extension, Monique Schneider, dans De l’exorcisme à la psychanalyse. Le féminin expurgé (1979), repère un « tournant culturel » opérant le passage de la figure de la Sorcière, incarnant jadis un « contre-pouvoir », responsable et coupable car mû par une influence maléfique [perversité intrinsèque] ; à la figure de la Possédée réduite à « un espace à l’intérieur duquel viennent se jouer des actions totalement étrangères à elle » (Schneider, p. 52), irresponsable et non consentante, car officiellement inoffensive [foncière sagesse].

Autrement dit, la figure de la Sorcière animée par une « puissance féminine diffuse, occulte », par essence maudite en lien avec le règne nocturne enfermée en elle, s’en verrait progressivement délestée ; car la figure de la Possédée qui l’aurait remplacée serait dépourvue de puissance propre, vidée et inoffensive : « la femme vue comme simple réceptacle irresponsable » (ibid., p. 9) ; figure sociale à priori sauvée des forces qui l’assiègent. Pour cette auteure, à la sexualité féminine au caractère maudit car traversé par l’imaginaire, des émotions et des plaisirs sans bornes est substituée, via une « opération mutilante » (p. 10), la mère dépourvue d’initiative mais potentiellement réhabilitable nécessitant toutefois d’être protégée contre un tentateur masculin… Bien qu’original, cet éclairage articule une alternative clivante, à la limite de la caricature, ne faisant aucun cas de la virtualité du féminin chez les mystiques. En tout état de cause, une nouvelle partition linguistique semble se révéler en Occident : le féminin et partant, la féminité, sont des notions certes intriquées mais difficiles à définir car polémiques tant leur envergure théorique se décuple au gré de démarcages disciplinaires (théologie, philosophie, histoire, psychologie, sociologie, anthropologie…)  successifs ou parallèles, en lien d’affinités avec les discours sociaux en vigueur. Dans son acception commune, féminité (1265, der. du latin femina) désigne l’ensemble des caractères supposés spécifiques à une femme ; identité polarisée sur les versants sociaux, sexuels, culturels… A contrario, féminin (ca 1165, latin femininus « qui est propre à la femme » par opposition à mâle, masculin ou viril) se trouve être en partie relié au versant physique, cependant qu’en dernière instance il peut s’agir d’un positionnement subjectif, l’anima comme pur réceptacle, n’étant plus du privilège exclusif des seules femmes.

Dans un article passionnant, « Vers les fouilles égyptiennes, Freud explorateur des cultures occidentales » (1992), l’historien Carl E. Schorske entame sa réflexion sur la base de la collection d’objets archaïques, commencée par Freud dès 1896, trônant sur son bureau à Vienne, parmi lesquels un groupe de divinités. Deux temps sont circonscrits : l’attirance stéréotypée de Freud pour Paris, féminine et séductrice, fondée sur l’irrationnel et le « pouvoir ensorcelant de la femme » ; et Londres, masculine et austère, carrefour de la rationalité et de la vertu. Essayant initialement de concilier ces deux pôles par « sa rencontre avec Rome, ville qui réunit le masculin et le féminin, l’éthique et l’esthétique, l’Angleterre du "moi" et le Paris du "ça", en une symbiose ambiguë » (Schorske, p. 5), il tente ultérieurement de les dépasser, interrogeant – à distance – l'Egypte antique, d’abord à partir des divinités bisexuelles, puis à l'orée de la montée du nazisme (années 30) il recentre partie de ses recherches autour de « l’homme Moïse » qui inaugure une religion de l’Un. Autrement dit, « lors de ces premières fouilles, les découvertes de Freud concernaient la bisexualité, la mère phallique, l’union des contraires dans la religion et même dans la langue. Dans les deuxièmes fouilles, orientées vers la recherche de l’origine des Juifs, on découvre une Egypte différente, toute entière tournée vers des réalisations culturelles masculines, telles que la Geistigkeit » (ibid., p. 10).

Du symptôme religieux au sentiment océanique

Mais qu’en est-il de la position de Freud à l’égard de « la » religion »3 et, à fortiori, de l’expérience mystique ? Cette dernière nous paraît paradigmatiquement illustrative, quant à sa place au sein du corpus freudien, d’un symptôme ayant fonction de repoussoir du féminin, qui plus est théorisée de manière réductrice sur le seul versant de l’archaïque régressif. Le Maternel est indéniablement corrélé à cette énigme qu’escomptait cerner Freud son existence durant, tel qu’exprimé à Marie Bonaparte (« Was will das Weib ? ») : béance traumatique du « mystère des origines » dont le fil rouge serait chronologiquement incarné par la répétition freudienne de la méfiance – et partant, de la défiance – à l’encontre du mysticisme, objet polémique par excellence déroutant sa métapsychologie. Esquivant l’analyse du mysticisme, taxé sentencieusement par Freud de « flot bourbeux de l’occultisme » dans une discussion avec Carl Gustav Jung datant de 1910, le père de la psychanalyse s’attaque à Totem et Tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés (1912/1913) participant à son projet d’élaboration de la « psychogenèse de la religion » (Lettre du 14 déc. 1911 à Oskar Pfister, p. 93). Cet essai de psychanalyse appliquée au domaine de l’anthropologie, publié initialement en quatre parties dans la revue Imago, tente d’attribuer au mythe d’Œdipe et à l’interdit de l’inceste un fondement historique. Le totémisme (ou religion ancestrale) est perçu comme la matrice originelle des multiples traditions religieuses (polythéismes, monothéismes) qui emergeront ultérieurement, au cours de l’histoire de l’humanité, dont le judaïsme biblique et talmudique, et bien sûr le christianisme.

Précédant de peu cet ouvrage, Freud avait rédigé un court texte intitulé « Grande est la Diane des Éphésiens » (1911) paru dans le Zentralblatt für Psychoanalyse. Il instaure une filiation entre plusieurs déesses maternelles – Oupis, Artémis (Diane), Marie – ayant pour cadre le sanctuaire de Diane à Éphèse, ville d’Asie Mineure, au décours de l’histoire : « Des émigrants d’Ionie s’emparèrent peut-être au VIIIe siècle de la ville habitée depuis longtemps par des tribus de race asiatique, y découvrirent le culte d’une ancienne divinité maternelle, dont il est possible qu’elle ait porté le nom d’Oupis, et l’identifièrent à la divinité de leur pays natal, Artémis » (Freud, 1911/1984, p. 171). Vers l’an 54 ap. J. C., quand Paul de Tarse arrive à Éphèse, prêchant et faisant des miracles, il se trouve en bute à l’hostilité de ses détracteurs. Lorsqu’il projette de rebaptiser la déesse, ceux-ci auraient réagi en criant : « Grande est la Diane des Éphésiens » ! Plus tard, l’apôtre Jean accompagné de Marie se serait rendu au même endroit, en attesterait dès le IVe siècle une basilique consacrée à la nouvelle divinité maternelle des chrétiens, amenant Freud à conclure : « la ville avait de nouveau sa grande déesse, il s’était modifié peu de choses en dehors du nom » (ibid., p. 172). Si Marie, incarnation de La grande déesse maternelle perlaborera dans L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Markos Zafiropoulos constate avec finesse que ce n’est pas sans poser question(s) : pour la quasi-totalité des hellénisants contemporains, l’hypothèse d’un stade matriarcal de l’humanité doit être disqualifié, « faux roman des origines » (Zafiropoulos, p. 49). Ensuite, dans la mythologie grecque, Artémis, loin d’être une divinité maternelle était en fait une vierge ; deux figures bien distinctes. Enfin concernant la Vierge Marie, il est tout autant impropre d’en faire l’héritière des grandes déesses mères antiques (p. 45-46). Dès lors, dans l’histoire des religions, les diverses expressions de polythéisme semblaient toutes sous-tendues, peu ou prou, par la coexistence de divinités masculines et féminines, toujours plurielles ! Cette dernière conception, aux antipodes du mythe freudien d’une Déesse Mère originaire, se déclinant originellement au singulier, n’est pas sans éclairer, certes de manière tamisée, par-delà certaines sources historiques et anthropologiques aujourd’hui datées, la singulière place symbolique assignée par Freud à la femme – et au féminin – dans la structuration psychique de l’individu, non sans effets sur la subjectivité.

Sollicité en 1925 par Fernand Divoire (1883-1951) pour une réponse à une enquête « orientée » autour de la thématique « Au-delà de l’Amour » (1926), Freud décline sobrement l’invitation quant à disserter sur cette vaste question. En effet, Divoire demandait à une diversité d’interlocuteurs, théologiens, orientalistes, physiciens, psychiatres, philosophes, psychologues, psychanalystes, écrivains, si l’amour pouvait se réduire à une appréhension physiologique, n’étant finalement qu’un masque, un déguisement du désir, ou s’il existerait un amour métaphysique voire de pures passions de l’esprit et de la foi accessible à quelques rares êtres. Si tant est que l’amour place l’homme via des moyens physiques dans un état spécial, rapproché de l’état de transe ; ce même état serait-il susceptible d’apporter, sur un plan psychique, révélations et intuitions des réalités supérieures, nommément la « clef du surnaturel » ? Bien que Freud se soit récusé quant à fournir une réponse circonstanciée en vue de densifier l’ouvrage collectif coordonné par Divoire, la brève lettre qu’il lui adresse n’en est pas moins intéressante : « Cher Monsieur, Il m’est tout à fait impossible de répondre à votre désir. Vous en demandez vraiment trop. Je n’ai pas, jusqu’ici, trouvé le courage d’examiner une question aussi vaste que celle de l’Au-delà de l’Amour et je pense, d’ailleurs, que notre connaissance n’atteint pas jusque-là. Respectueusement vôtre. Votre Freud » (Freud, in Divoire, 1926, p. 76-77). En soi, la réponse de Freud n’est pas surprenante, tant ses préoccupations psychanalytiques paraissent à ce moment éloignées de cette problématique de « l’Au-delà de l’Amour ». Si effectivement l’appui de la connaissance semble de peu d’utilité pour accéder en ces « régions » inaccessibles, de courage Freud n’en manque cependant pas.

C’est en 1927, à l’occasion de la parution de L’Avenir d’une illusion, où il critique l’institution religieuse, que Romain Rolland lui adressa une lettre le 5 décembre de cette même année. Il admet partager son analyse des religions ; toutefois, regrette-t-il « j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse, qui est toute différente des religions proprement dites, et beaucoup plus durable » (Rolland, in Vermorel, p. 304). Rolland parle alors de « sensation de l’éternel », apparenté en terme d’analogie à quelque chose d’océanique, un « contact » oscillant entre « obéissance ou foi » et « libre jaillissement vital »… Piqué à vif, Freud mettra plus d’un an et demi à répondre (1er juillet 1929) avouant d’abord que ce sentiment océanique ne lui a « laissé aucun repos », demandant ensuite à Rolland la permission de faire usage de certains de leurs échanges privés autour de cette question dans son prochain ouvrage, Malaise dans la culture (1929). Dans sa lettre du 20 juillet 1929 il met toutefois Rolland en garde contre son prochain écrit encore en chantier : « N’attendez pas de lui une appréciation élogieuse du sentiment océanique. Je m’essaye seulement à la dérivation analytique de ce sentiment. Je l’écarte pour ainsi dire de mon chemin » (ibid., p. 311). Freud  réserve le premier chapitre afin de statuer sur cette question : il y évoque un sentiment du moi primaire qui « s’est conservé […], il se juxtaposerait, comme une sorte de pendant, au sentiment du moi qui est celui de la maturité, dont les frontières sont plus resserrées et plus tranchées, et les contenus de représentation qui lui conviennent seraient précisément ceux d’une absence de frontière et ceux d’un lien avec le Tout » (ibid., p. 251). Autrement dit, aux antipodes de la conception rollandienne de type fusionnelle, si Freud admet l’expérience de ce sentiment « océanique », il le fait remonter à une phase précoce du sentiment du moi, venant illustrer une « tentative de consolation religieuse, comme une autre voie pour dénier le danger dont le moi reconnaît la menace venant du monde extérieur » (Freud, 1929/1994, p. 258), soit la reviviscence nostalgique d’un narcissisme illimité du type « être un avec le Tout » (ibid., p. 258) caractérisant un sentiment de désaide de nature infantile. Il soulève aussi le point suivant : dans un état dit exceptionnel, tel l’état amoureux par exemple, « la frontière entre moi et objet menace de s’effacer » (ibid., p. 251) ; frontière qui peut aussi être provisoirement supprimée par une fonction physiologique ou encore par des processus pathologiques. Loin des aspirations panthéistiques de Rolland, Freud réaffirme alors l’objectif de la psychanalyse : «  son seul but est l’harmonie supérieure du moi, qui doit accomplir la tâche d’être avec succès intermédiaire entre les revendications de la vie pulsionnelle (du "ça") et celles du monde extérieur » (Freud, in Vermorel p. 313) tout en disqualifiant l’intuition (alias la sensation océanique) comme domaine d’investigation de l’esprit humain.

D’un symptôme « troublant » à l’Acropole

En hommage à Rolland à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire en 1936, Freud rédigea une lettre ouverte, comme une séance d'analyse, intitulée : Un trouble du souvenir sur l'Acropole. Il relata un voyage qu'il fit en 1904 en Grèce, accompagné de son frère cadet. Lorsqu'il se trouva, après une contrariété d'humeur survenue à Trieste, sur l'Acropole à Athènes, Freud éprouva une « incrédulité », ne pouvant croire qu'il était à Athènes. Sa situation psychique prenant en compte sa personne propre, l'Acropole et sa perception de celle-ci, induisant un « sentiment d'étrangement », rendant du même coup saillant une nouvelle théorisation du clivage du moi. Ces « étrangements », sans avoir un statut pathologique sont des sensations « inconscientes mais à la différence d'autres représentations inconscientes, elles peuvent devenir conscientes sans intermédiaire, franchissant toutes les barrières pour parvenir directement à la conscience ; pour elles, dit Freud, il n'y a pas de différence entre le préconscient et le conscient, d'où leur possible caractère hallucinatoire » (Vermorel H. et M., p. 508). Face à ces sensations, le moi peut réagir de deux façons : soit par une « déréalisation », ou pour le moi, un morceau de la réalité  paraît comme étranger ; soit par la « dépersonnalisation » ou, à contrario, un morceau du moi propre nous paraît comme changé. Ces phénomènes dits d’étrangement auraient une double fonction : celle de mécanisme de défense qui tiendrait à distance du moi quelque chose qui serait dénié (contre des éléments en provenance du monde extérieur réel dans le cas de la « déréalisation » ; contre des éléments en provenance du monde intérieur des pensées pour le cas de la « dépersonnalisation »…) ; et deuxièmement, de dépendance à l’égard du passé. Cette expérience vécue par Freud sur l’Acropole déboucha bien sur un « trouble du souvenir », car dans son enfance, il ne douta non pas de l'existence réelle d’Athènes, mais bien plutôt, de ne jamais pouvoir apercevoir cette ville, qu’il pu finalement voir, après un long périple jalonné d’hésitations, créant même chez lui un sentiment de culpabilité. Cette culpabilité, Freud put l'analyser, repérant là que c'était d’avoir su faire son chemin mieux que son père, avec en arrière-plan un « Vaterkomplex » toujours opérant (comme s’il était encore et toujours interdit de « vouloir surpasser le père […] le thème d’Athènes et de l’Acropole est contenu en soi une allusion à la supériorité des fils », Freud, 1995, p. 338), dans la problématique freudienne, située pour le coup aux antipodes des mythes familiers de la mère originelle et divine d’un Tout englobant, dans l'Inde mystique idéalisée par Rolland.

On peut aussi penser que Freud semblait vaciller jadis entre un fantasme de supplanter le père, mais ou « gravir l’Acropole était l’équivalent symbolique, d’une conquête de la mère, un désir incestueux, barré par l’interdit paternel » (Vermorel H. et M., p. 469). Dans son malaise, Freud tenta de préciser le statut métapsychologique des sensations : « elles sont inconscientes, elles peuvent devenir conscientes sans intermédiaire franchissant toutes les barrières pour parvenir directement à la conscience » (ibid., p. 508). Il sépare, ou clive un moi primitif, océanique des premiers temps de l’enfance, sorte de liquide amniotique englobant tout de manière indifférenciée ; et un moi évolué, dit adulte, aux limites plus resserrées. Ce moi plus tardif contiendrait de manière sous-jacente les vécus élémentaires, les sensations foetales, cénesthésiques, dénués de représentations à ce stade précoce du développement. Ces deux strates de la psyché, de nature différentes, induiraient des variations dans la limite du moi, susceptible de causer un  sentiment d’étrangeté sans que celui-ci ait forcément un caractère pathologique. Quant aux mystiques, d’après Freud, ils essaieraient, dans leur quête de retrouver ce moi océanique, afin d’éprouver cette fusion avec la mère originaire sur un mode régressif. Il est possible d’établir un parallèle entre la conception freudienne du sentiment océanique et le « numineux » (das Numinöse betreffend) chez le philologue Rudolf Otto. Cependant celui-ci évoque un « mysterium tremendum » et un « mysterium fascinans » sur un mode phénoménologique, là où Freud s’appuie sur un abord psychanalytique et métapsychologique, mais mentionne en filigrane également un double versant. Un côté « idéalisé » où la dilatation narcissique originaire est perçue puis décrite par Rolland comme jaillissement spontané, « éclair », illumination créatrice (cf. les « éclairs de Spinoza », soit l’option de la place de la raison à côté de l’intuition…) ; et un côté « traumatisant », selon le mot de Vermorel, symbolisé chez Freud par l’évanouissement lors de périodes créatrices, étayé sur des conflits psychiques de types névrotiques s’originant dans sa prime enfance, et actualisés face à Fliess ou Jung ; Freud reprenant conscience suite à l’un de ces épisodes aurait susurré à l’oreille de ce dernier « comme il doit être agréable de mourir… ». Dans cette suite, d’après Vermorel, « la vision océanique de l’absolu, par sa constatation incestueuse originaire, n’est pas sans représenter une tentation de retour au repos éternel où la mort serait confondue, avec le retour à la Terre mère, avec la vie fœtale des origines » (ibid., p. 518). Le cancer de Freud le renvoyant au sursis de son existence, « sa face traumatique est la partie émergée de la sensation océanique, dont l’ombilic, comme celui du rêve, communique avec « l’Inconnu », la mère des origines, et donne accès au fantasme d’auto-engendrement qui anime l’œuvre et son désir d’immortalité » (ibid., p. 552). Par « fantasme d’auto-engendrement » il est possible d’entendre entre autres la tentative singulière de Freud de réécrire l’histoire du peuple juif !

« L’homme Moïse » contre la Déesse Mère archaïque…