Institut Universitaire Elie Wiesel

Compte-rendu Séminaire Judaïsme et Christianisme 2014-2015 - Séance N° 3

Département Judaïsme et Christianisme
Séminaire 2014 – 2016 : « Masculin et Féminin dans les civilisations du Livre»

Séance du 15 janvier 2015  :  «La polarité biblique Adam-Ève : phénoménologie et psychanalyse »

Intervenant : Franklin Rausky

Compte rendu : Maryel Taillot

La polarité biblique Adam-Ève : phénoménologie et psychanalyse

 

Franklin Rausky rappelle que ce séminaire porte sur l’exploration du lien entre le masculin et le féminin dans les civilisations du Livre, Judaïsme et Christianisme, dans une étude qui se veut à la fois étude et singularité de la pensée, étude aussi de convergence entre ces deux écoles de pensée.

 

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Il précise que cette séance sera consacrée à l’œuvre de la philosophe et psychanalyste juive française Éliane Amado Lévy-Valensi qui va proposer une vision très personnelle du lien masculin-féminin dans la Bible et dont les travaux réflexion seront détaillés tout au long de cet exposé.

- Née à Marseille le 11 mai 1919, Éliane Amado Lévy-Valensi est décédée le 10 mai 2006 à Jérusalem. Pendant la guerre, elle vit et étudie la philosophie à la faculté d’Aix-en-Provence. Elle est profondément marquée par l’occupation et la déportation de son oncle, le professeur Joseph Lévy-Valensi, grand historien de la médecine, connu pour avoir travaillé sur la question convulsionnaire de Saint-Médard et sur le rapport entre psychiatrie et mystique. En 1940, le professeur Lévy-Valensi est destitué de sa chaire d’histoire de la médecine, le statut appliqué aux juifs lui interdisant d’exercer dans la fonction publique. Cependant, dans un geste de courage très rare du corps enseignant, l’assemblée des professeurs de la faculté décide de le réintégrer dans ses fonctions mais cette décision est cassée par le ministre de l’Instruction publique. Le professeur Joseph Lévy-Valensi est donc arrêté par la police française, transféré à Drancy et déporté à Auschwitz où il meurt en 1943. Cette période de l’occupation a d’autant plus marquée Éliane Amado Lévy-Valensi que sa mère sera arrêtée et mourra en déportation.

Au lendemain de la guerre Éliane Amado Lévy-Valensi s’installe à Paris et s’inscrit à la Sorbonne où elle présente sa thèse sur le niveau de l’être. Elle s’intéresse à la phénoménologie, lit les ouvrages de Bachelard, Merleau-Ponty, etc… et se passionne essentiellement pour cette pensée française négligée à l’époque au profit de la pensée allemande. Elle étudie Pradines, Blondel et d’autres auteurs et remarque déjà un phénomène étrange qui marque la pensée occidentale et qu’elle appelle « l’occultation de la pensée juive ».

L’occultation de la pensée juive est pour elle un élément majeur à savoir qu’il y a une sorte de dette du lien entre la pensée occidentale et la pensée juive. Or, ce lien est souvent scotomisé. Il n’est pas mis en lumière, ni reconnu et plusieurs exemples semblent l’indiquer, notamment, le cas d’Édith Stein :

- Édith Stein, très grande figure de la philosophie, est d’origine juive allemande, convertie au catholicisme et devenue nonne carmélite. Elle écrit dans son journal que pour pouvoir avoir accès à la profondeur spirituel de Bergson elle ne peut pas se suffire de traductions modernes de la Bible en allemand. Elle a besoin du texte des origines et elle va donc chercher l’édition la plus ancienne de la Bible en allemand mais il n’est pas question pour elle de chercher l’original hébraïque.

 

Cet exemple très probant de ce qu’Éliane Amado Lévy Valensi considère comme une sorte d’occultation de la pensée juive est aussi très significatif dans la pensée de Simone Weil qui étant d’origine juive refuse le christianisme officiel trop imprégné du judaïsme. En effet, Simone Weil considère que le monothéisme ne peut pas être d’origine hébraïque et doit nécessairement être d’origine égyptienne dans la mesure où seule une civilisation véritablement spirituelle, profonde, peut imaginer et concevoir l’idée du Dieu unique ce qui ne peut être le cas des Hébreux, fétichistes, grossiers, archaïques et primitifs.

Parallèlement à ses études de philosophie, Éliane Amado Lévy-Valensi devient aussi psychanalyste. Avec Jacques Lacan, Daniel Lagache, elle appartient à un groupe qui veut rompre avec la vieille école de la psychanalyse française et envisager une respiration nouvelle, une ouverture de la psychanalyse aux autres sciences humaines. Elle prend rapidement ses distances avec Jacques Lacan et ne s’inscrit dans aucun courant de pensée. Ce qu’elle va retenir de la psychanalyse, c’est ce concept d’occultation qu’elle appelle, selon la théorie de René Laforgue, la scotomisation, c’est-à-dire une sorte d’obscurcissement sur les sources de notre propre pensée. C’est ce concept qui va lui permettre de se confronter au problème du masculin-féminin.

Tout commencera en 1949 avec la parution du livre de Simone de Beauvoir « Le deuxième sexe ». Ce livre « Le deuxième sexe » est considéré, à l’époque, comme le brulot du féminisme et provoque en France, dans certains milieux, une réaction négative. Par contre, il suscite l’enthousiasme de certains penseurs qui trouvent qu’il s’agit d’une vraie découverte de la dimension cachée de la femme. Dans « Le deuxième sexe », Simone de Beauvoir va critiquer les trois théories dominantes sur le statut de la femme ou la nature de la femme, le féminin ou le prétendu « féminin éternel ».

 

? Au point de vue de la biologie

Tout d’abord, Simone de Beauvoir va critiquer le point de vue de la biologie qui selon elle, se focalise essentiellement sur les processus anatomique, physiologique et même pathologique de la femme qui semblent rattacher la femme à la maternité et à un rôle passif de « femmes au foyer ». Elle s’oppose à cette vision biologique en considérant que si l’homme est un mammifère, il n’est pas seulement un mammifère : -Il n’y a pas seulement la nature, il y a l’histoire. Les hommes ne sont pas des êtres de pure nature ; à partir de la nature, ils construisent une histoire.

 

? Au point de vue de la psychanalyse

La deuxième théorie de Simone de Beauvoir, est la critique de la psychanalyse dans laquelle elle voit une théorie, de son point de vue élaborée par des hommes et faisant la part belle aux hommes -cf la célèbre théorie de Freud selon laquelle « il n’y a qu’un seul sexe, le sexe masculin », la femme étant définie comme ne possédant pas de sexe.

Elle va donc contester cette théorie estimant qu’il s’agit d’une élucubration qu’elle classe sous le fantasme de castration : la petite fille s’imaginant avoir été châtrée. Pour elle, cette construction psychanalytique entre le phallique et le châtré est une construction destinée à définir la femme comme un manque, comme une carence. Elle s’oppose donc à la psychanalyse et à la biologie mais aussi à d’autres courants philosophiques qui voient le féminin comme « l’éternel féminin » ce qui pour elle relève d’une construction purement littéraire.

 

? Au point de vue de la Bible

Simone de Beauvoir qui s’inscrit dans le féminisme de la fin des années 1940, n’incarne pas le même féminisme qui existe à l’époque dans les pays anglo-saxons. En effet, aux États-Unis, au Canada, en Grande Bretagne et dans les pays scandinaves, le féminisme est d’inspiration protestante, fondé sur une certaine lecture de la Bible favorable à la femme et nombreuses sont les auteurs féministes qui développent l’idée d’une égalité des femmes à partir du premier chapitre de la Bible.

Or, chez Simone de Beauvoir la Bible est absente. La Bible ne s’inscrit pas dans cette pensée française des années 1940 et dans la mouvance existentialiste qui estime qu’elle n’est qu’un document d’époque  constitué d’un ensemble de mythes, de croyances et de superstitions, ne correspondant plus à l’homme contemporain. Simone de Beauvoir, comme ses disciples, aura une approche très négative de la Bible puisque seules y sont puisés des références pour indiquer le caractère de culpabilité, de faute, et de punition de la femme, par exemple : « tu accoucheras dans la douleur ».

Franklin Rausky précise que l’analyse défendue par Simone de Beauvoir sera communiquée plus tard aux tenants de « la théorie du genre » qui, en vérité, n’est pas une théorie du genre. Il fait observer à ce propos qu’aux États-Unis, on ne parle pas de « théorie du genre » mais de « gender studies », c’est-à-dire d’études menées sur le genre. Il n’y a pas, à proprement parler, de théorie du genre mais seulement des études, des recherches sur le genre qui sont basés sur la célèbre phrase de Simone de Beauvoir « on ne naît pas femme, on le devient »

L’analyse de Simone de Beauvoir porte sur la construction du rôle de la femme comme épouse ou comme mère : deux fonctions qu’elle a refusé toute sa vie considérant que la libération passe par un refus du mariage et de la famille (Pour elle, seuls des êtres d’exception peuvent se baser sur cette morale). Toujours est-il que les partisans de la vision de Simone de Beauvoir vont considérer que la division des sexes mais surtout la division des rôles à l’intérieur de l’espèce humaine, est une division fondée sur la culture et certainement pas sur la nature. Pour eux, c’est la société qui définit le rôle de la femme et le rôle de l’homme. Ce n’est pas la nature elle-même puisque si les êtres humains sont, effectivement, des êtres de nature, ils sont aussi des êtres de culture, d’histoire, de société.

Éliane Amado Lévy-Valensi qualifie cette analyse de « vision existentialiste de la division des sexes », la vision existentialiste du masculin et du féminin en tant que constructions tardives qui sont le produit d’une histoire et non pas les fondements de l’identité humaine. Elle les considèrent tout simplement comme des avatars, des accidents, des événements qui se produisent dans une histoire.

En opposition à cette vision, Éliane Amado Lévy-Valensi s’inscrit dans la pensée de ce que l’on peut appeler l’école de pensée juive de langue française qui apparaît en 1945 avec des figures comme Emmanuel Levinas, André Amar, André Neher, Léon Ashkénazi et par la suite Henri Atlan. Cette école se caractérise par l’idée qu’il existe une dimension méconnue de la civilisation qui est la dimension judaïque qui a été mise en lumière à travers la Bible et le Talmud respectivement par André Neher et Emmanuel Levinas mais aussi à travers les écrits de la Cabbale que par la suite elle mettra en lumière à travers son livre « La poétique du Zohar ».

Seule grande figure féminine de cette école, elle va proposer une nouvelle vision du couple et de la sexualité mais aussi des dérives de la sexualité. Sa propre vision découlera de la lecture de la Bible où elle tiendra compte du texte hébraïque et s’attachera à la signification des mots en hébreu. Elle partira du texte hébraïque en se référant au texte originel mais aussi à l’exégèse originelle rabbinique, talmudique, midrashique ainsi qu’à la vision cabalistique ou zoharique.

Dès le départ, elle se définit clairement en opposition à Simone de Beauvoir. Pour elle, « Le deuxième sexe » propose une vision que l’on peut appeler « existentialiste », née de l’opposition du masculin et du féminin. Certes, cette opposition du masculin et du féminin, ce couple d’opposé, apparait dans l’histoire à un moment donné, mais pour elle ce n’est pas le fondement même de l’être humain, de l’essence humaine.

Sa vision par rapport à celle de Simone de Beauvoir, est celle d’une vision « essentialiste » à savoir que l’altérité du masculin et du féminin n’est pas une altérité qui est le produit d’une histoire tardive car ce qui peut être le produit d’une histoire tardive ce sont des rôles –rôle politique, rôle économique-, qui conduisent à l’exclusion puis à l’acceptation des femmes du pouvoir politique et relèvent des événements de l’histoire. Mais c’est confondre les fonctions ou les rôles qui constituent un problème purement sociologique avec le problème qu’elle appelle le problème ontologique, c’est-à-dire l’essence même du masculin et du féminin.

Franklin Rausky insiste sur le fait que la vision biblique d’Éliane Amado Lévy-Valensi est une vision ontologique essentialiste et non existentialiste. Essentialiste car dès le départ se pose la question de la polarité du masculin et du féminin. Cette polarité n’est pas le fruit d’une l’histoire tardive dans ce développement mais apparait dans le récit biblique comme une polarité préalable à la naissance même du premier couple « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance », c’est ce que dit l’Éternel dans le premier chapitre de la Genèse. Toujours dans ce premier Chapitre, il est dit «Il les créa mâle et femelle » « ou masculin et féminin ou homme et femme ». On peut traduire de différentes façons mais la Création même dans le texte biblique est une Création du masculin et du féminin. Les fonctions, les rôles peuvent se modifier par la suite mais l’identité même du masculin, l’identité même du féminin, est préalable à l’apparition, à l’émergence, comme si l’émergence du masculin et du féminin était précisément le plan de la Création, le plan même de la Création.

Par ailleurs, Franklin Rausky précise que dans le texte hébraïque « masculin et féminin, Il les créa », c’est le verbe « bara », dont la racine veut dire création, qui est utilisé. Or, en hébreu, ce verbe n’est utilisé que par rapport à Dieu, jamais par rapport à l’homme. En effet, en hébreu un homme peut être inventif mais jamais il ne peut être créatif, le seul être créatif étant Dieu lui-même. De même, le mot créativité ne peut être employé, la seule créativité possible étant celle de Dieu. Dans la langue hébraïque un seul verbe est réservé à Dieu et il s’agit du verbe « bara » et « bara » est utilisé pour signaler précisément l’émergence du masculin et du féminin.

A cette vision Éliane Amado Lévy-Valensi ajoute une approche psychanalytique qui est celle du désir et du choix d’objet amoureux. A partir de là, il conviendrait dit-elle d’étudier comment le texte biblique présente à la fois la rencontre de l’homme et de la femme et les conflits suscités par cette rencontre. Partant donc du principe qu’en hébreu le mot Adam ne désigne pas l’homme, le mâle, l’individu de sexe masculin mais désigne avant tout l’être humain, une diade masculin-féminin, homme-femme, à partir précisément de cette phrase de la Genèse «mâle et femelle, il les créa », c’est-à-dire que la création même est la création d’un couple.

Selon le Zohar, document qu’Éliane Amado Lévy-Valensi va étudier en profondeur, grand texte de la mystique juive médiévale, grand texte ésotérique, le Zohar considère que la ressemblance divine, l’image divine n’existe pas chez l’homme seul, pas plus qu’elle n’existe chez la femme seule. L’image divine, la ressemblance divine « Shelem » en hébreu, n’existe que dans le couple parce qu’il est dit « mâle et femelle, il les créa ». La réalisation pleine et entière de cette transmission d’une image, d’une ressemblance de Dieu à l’être humain n’existe que par rapport au couple et pas par rapport à l’être isolé.

A partir de là, Éliane Amado Lévy-Valensi va tirer deux conclusions qui seront à l’origine d’une controverse par rapport au courant du féminisme radical et par rapport au courant libertaire de l’époque.

? L’hétérosexualité consubstantielle à la polarité masculin-féminin

Pour Éliane Amado, l’hétérosexualité n’est pas seulement un des modes du fonctionnement psychique parmi d’autres, ce n’est pas simplement, comme on le dit, aujourd’hui une alternative, un style de vie parmi d’autres styles de vie. Pour elle, l’hétérosexualité fait partie du projet de la création et le meilleur exemple définissant l’hétérosexualité est la célèbre phrase à la fin du premier chapitre de la Genèse : « pour cette raison, l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair ».

C’est, pour elle, la phrase fondatrice d’un lien qui n’est pas un lien parmi d’autres liens possibles, c’est le lien par excellence, le lien créateur d’histoire. En effet, elle rappelle l’interprétation traditionnelle rabbinique médiévale de ce verset : « pour cette raison l’homme quittera son père et sa mère ». Rachi de Troyes, au Moyen Age, écrit dans un de ses commentaires que « quitter son père et sa mère », signifie le refus de la tentation de l’inceste, de l’inceste mère/fils qui est, par exemple, un élément très important dans le mythe grec d’Œdipe.

 

C’est le premier interdit biblique, l’interdit de l’inceste. Dans le texte biblique, il est dit « pour cette raison l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme »et en hébreu, il est même précisé « il collera à sa femme » et Rachi d’interpréter cela comme une exclusion des autres formes possibles de sexualité. Et Rachi d’ajouter « il collera à sa femme et pas à un autre homme ».

Ce qui selon la vision d’Éliane Amado semble indiquer le caractère essentiel et non purement existentiel de l’hétérosexualité. Pour elle, la phrase : « ils deviendront une seule chair », est synonyme de procréation, d’enfants ; c’est un lien créateur à travers l’histoire, un lien transgénérationnel parents-enfants. Ce lien transgénérationnel n’est pas simplement de l’ordre de la société, ce n’est pas simplement la culture qui nous incite à être nataliste, à donner des défenseurs à la patrie et des membres utiles à la société. Il s’agit d’un lien consubstantiel à l’espèce humaine, le lien transgénérationnel parents-enfants. Ces liens vont s’inscrire dans un ordre ontologique, essentiel. Ce sont les fondements de toute vie humaine, ce ne sont pas des accidents de l’histoire, ce ne sont pas des produits de la culture. Le couple d’opposé mâle-femelle inaugure la présence humaine sur terre. La présence humaine sur terre commence déjà par cette polarité biblique Adam et Ève.

A ce stade de son exposé, Franklin Rausky précise que pour Éliane Amado il y a une vision grecque de l’histoire et une vision biblique de l’histoire.

            ? La vision grecque de l’histoire,

La vision grecque de l’histoire est essentiellement une vision mythique dans laquelle la femme peut jouer un grand rôle, les déesses, par exemple mais en vérité, dans les chroniques, c’est une histoire des héros solitaires, ses héros mâles. C’est une histoire masculine d’empereurs, de rois, de généraux où les femmes sont dans le gynécée, dans le foyer. En réalité, dans les écrits des premiers historiographes grecs on voit que l’histoire est essentiellement une histoire masculine. C’est cela que les grecs appellent « l’Histoire ».

            ? La vision hébraïque de l’histoire

En hébreu, le mot histoire n’existe pas. En hébreu moderne, on utilise « historia », ce terme qui vient du XIXème siècle. Traditionnellement, c’est le mot « toledot » qui est utilisé et celui-ci veut dire « les naissances, les générations, les engendrements ». On peut donc considérer qu’il n’y a pas de devenir de l’humanité autrement que dans le lien transgénérationnel, lien entre parents et enfants.

En conséquence, l’Histoire est une histoire de couple, c’est Adam et Ève, ce n’est pas Adam seul. Puis il y a Abraham et Sarah, et non Abraham seul, Isaac et Rebecca, Jacob avec Rachel et Léa, Joseph et sa femme égyptienne Asnath, puis Moïse et sa femme Séphora et enfin David et Bethsabée. Il en découle que le couple est un rôle, un rôle d’histoire dramatique : le couple est fondateur de l’histoire. L’Histoire n’existe justement que dans le sens de « toledot », c’est à dire d’engendrement illustré par le couple.

Selon Éliane Amado Lévy-Valensi, seul le couple peut exprimer la promesse des origines, cette unité dynamique issue de la ressemblance divine, ce qui pour elle veut dire qu’il n’y a de ressemblance divine que dans le couple, que dans la relation de l’un et de l’autre, du masculin et du féminin. Il n’y a donc pas de ressemblance divine dans l’individu isolé, ni dans l’homme isolé, ni dans la femme isolée. Seul le couple traduit l’idée de « shelem », idée qu’Éliane Amado a puisé dans la philosophie de la Cabbale et du Talmud qui nous disent qu’ « un homme sans femme est considéré comme un homme mort ». D’où la très forte importance du couple qui s’oppose totalement à la doctrine dominante de l’époque exprimée dans le « deuxième sexe ».

 

? La conflictualité de la rencontre

Cette rencontre n’est pas une rencontre qui va de soi ; ce n’est pas une rencontre qui a lieu dans une harmonie parfaite préétablie ; la rencontre de l’un et de l’autre est une rencontre de soupçon, de peur et parfois de rejet, d’hostilité. Il y a amour mais il y a haine, il y a rencontre mais il y a éloignement, il y a parole mais il y a silence, il y a admiration mais il y a aussi mépris et détestation. Cette rencontre est une conflictualité dramatique qu’elle va précisément développée par la suite quand elle abordera le problème de l’homosexualité.

Cette rencontre est marquée par le désarroi que concrétise l’absence de parole entre Adam et Ève : dans le troisième Chapitre de la Genèse, Ève parle au serpent pour lui dire que Dieu leur a interdit de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Adam parle à Dieu mais jamais Adam et Ève ne se parlent, ne dialoguent. Comme le fait observer André Neher, pendant vingt générations on ne trouve pas un seul récit dans le texte biblique où il y a un dialogue entre l’homme et la femme. Le premier dialogue connu est celui d’Abraham et de Sarah. On peut donc en conclure que la vie amoureuse est faite à la fois d’harmonie et de conflictualité. Ce n’est pas la totale conflictualité, il y a des victoires de l’harmonie, ou de l’apaisement mais il y a aussi des défaites.

La rencontre de l’homme et de la femme qui bien que n’étant pas harmonieuse est malgré tout porteuse d’histoire, d’avenir, de création. L’histoire passe par cette rencontre même si celle-ci n’est pas une rencontre de la morale du couple, même s’il s’agit d’une rencontre de transgression, elle est tout de même porteuse d’avenir. Comment ces aventures érotiques transgressives peuvent elles être porteuses d’avenir dans l’histoire des êtres humains ?

Et Franklin Rausky de citer les trois exemples pris par Éliane Amado Lévy-Valensi pour illustrer son développement :

 

? 1/- Les deux filles de Loth :

            - Voici un homme qui a perdu sa femme dans des conditions tragiques puisqu’elle a été transformée en statue de sel en se retournant pour contempler la destruction de Sodome. Loth est seul avec ses deux filles dans une caverne à Tsoar près de la Mer Morte. Ses deux filles pensent qu’ils sont seuls sur Terre et que le monde va disparaître avec eux. En conséquence que faire ? Le seul homme disponible pour poursuivre l’œuvre créatrice de l’humanité est leur père mais alors il s’agit d’un inceste. Elles  vont  donc enivrer  leur  père et un  soir il  couche  avec sa fille  ainée  et  le

 

lendemain avec sa fille cadette. Quelques temps plus tard naitront deux personnages Moab et Amon qui seront les fondateurs de deux grands peuples.

Cette histoire témoigne d’un interdit majeur à l’éthique ; c’est la transgression du lien intergénérationnel qui apparait comme un principe universel : il ne doit pas y avoir de relations physiques mère/fils, père/fille. Or les deux filles de Loth qui enivrent leur père et partagent son lit, ont transgressé les principes de la loi et de la morale. Pourtant de cette union incestueuse de Loth avec ses deux filles vont surgir deux nations Moab et Amon et au sein de ces deux nations vont naître deux femmes vertueuses qui sont de dignes ancêtres du Messie futur : Ruth, la moabite et Nahama, l’ammonite.

Or, de cette liaison incestueuse est issu le futur roi David, ancêtre du Messie. Il y a donc une répercussion sur l’histoire bien que cette transgression ne soit pas considérée comme relevant de l’ordre du légitime puisqu’il s’agit d’une profanation de l’ordre moral, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue une rencontre du masculin et du féminin, et donc une rencontre porteuse d’histoire. Pour Éliane Amado l’histoire doit passer même si elle emprunte des voies qui ne sont pas des voies ordinaires, des voies singulières et voire des voies plutôt hétérodoxes et transgressives.

 

? 2/- Juda et Tamar

Le second exemple se rapporte au lien entre Juda et Tamar. Juda est l’ancêtre de la grande tribu d’Israël Juda et c’est de cette tribu que vont naître les futurs rois de Judée. C’est une tribu messianique qui aura un rôle de rédemption pour tout le peuple d’Israël et Juda apparait comme la grande figure fondatrice de cette tribu.

            - Juda est veuf et un jour il se promène dans les champs et croise une prostituée avec le visage couvert par un voile et il aura une relation avec elle. Or cette prostituée n’est pas une vraie prostituée, c’est Tamar, sa belle-fille qui a été l’épouse de son premier fils puis à la mort de celui-ci, de son second fils. Tamar qui n’a pas eu d’enfant avec ses deux premiers maris, devait se marier avec le troisième fils mais Juda s’opposa à ce mariage. Mais Tamar voulait absolument qu’il y ait une descendance de la famille de Juda, qu’il y ait un avenir pour cette famille. Pour réaliser son dessein, elle se déguise en prostituée pour avoir des relations avec son beau-père.

 

Pour Éliane Amado le stratagème de Tamar se justifie puisque son objectif est que la famille de Juda ne disparaisse pas. Aux yeux de la loi, son geste n’est pas légal, n’est pas légitime : c’est une bru qui couche avec son beau-père. Mais il y a toujours une ouverture possible vers l’histoire puisque de cette relation va naître Perets ancêtre de David et par là même ancêtre du Messie. Il y a donc un caractère messianique dans cette histoire selon Éliane Amado qui se base pour cela sur des textes talmudiques.

 

? 3/- David et Bethsabée

            Un soir, le roi David qui a la terrasse la plus élevée de Jérusalem, se promène en regardant les différentes demeures et voit une femme qui se baigne et demande qui est cette femme ? On lui répond c’est Bethsabée, la femme de Uri, le hittite, commandant en chef de ses armées. David est en guerre. Il tombe amoureux et très vite Bethsabée devient sa maîtresse. Ils entretiennent une relation coupable et elle tombe enceinte. Pour l’épouser, le roi David envoie son mari Uri à la mort, c’est-à-dire à la guerre, en première ligne et Uri est tué. Mais on ne peut pas dire que David commet un crime sauf pour le prophète Nathan qui le reconnait coupable de la mort d’Uri. Enfin, l’enfant né de cette union adultérine de David et Bethsabée mourra précocement. Mais par la suite, David et Bethsabée vont se marier et auront un fils, Salomon, le plus grand roi d’Israël, le bâtisseur du Temple de Jérusalem, le Temple de Dieu.

Éliane Amado voit dans cette histoire un véritable amour qui constitue une ouverture vers l’histoire malgré le meurtre, malgré l’adultère. L’histoire se construit parfois dans une relation du masculin et du féminin qui n’est pas nécessairement une relation d’harmonie, mais qui est une relation très conflictuelle. Elle estime que dans la Bible bien que l’inceste, l’adultère, la prostitution aient un caractère déviant et transgressif, abject, criminel, peuvent néanmoins être des voies par laquelle l’Histoire s’accomplit. Rabbi Rouna, un des rabbins du Talmud dans l’Antiquité, indiquait qu’il s’agissait de « transgressions au nom du ciel » et Éliane Amado de transformer cette phrase talmudique pour traduire que ces transgressions se font « en vue de l’accomplissement d’un projet historique ». Il s’agit là d’une surprenante lecture psychanalytique.

La transgression n’est pas seulement négative, elle possède aussi des retentissements créatifs. Mais pour Éliane Amado, il y a cependant une exception de taille concernant cette voie de réalisation humaine par la subversion, par la profanation et cette exception réside dans la phrase suivante : « il n’y a aucune exception positive et effective à l’interdit sur l’homosexualité dans la Bible ».

A partir du moment où nous ne naissons plus dans la rencontre de l’un et de l’autre, où nous ne naissons plus dans la polarité masculin-féminin, la tentative de fusion amoureuse de l’un et de son double identique ne constitue pas une histoire créatrice, l’histoire ne se développe pas, ne se poursuit pas. En fait, l’histoire s’arrête et c’est ce qu’Éliane Amado appelle le « désarroi homosexuel ». Ce désarroi ou voire même ce grand désarroi qui induit qu’il n’y a pas de construction de l’histoire autrement que par le lien du masculin et du féminin.

A partir de cette analyse, Franklin Rausky donne un développement très intéressant de la vie de David.

 

? La vie de David

Trois femmes ont joué un rôle important dans la vie du roi David : Mikhal, Abigaïl, et Bethsabée.

            - Mihkal

David, jeune vainqueur de Goliath, se voit offrir par le roi Saül, roi d’Israël, la main de sa fille Mikhal qui sera sa première femme. Mikhal va épouser le jeune David qui joue de la harpe pour calmer la mélancolie du roi mais qui est déjà perçue par la population comme un grand guerrier. En témoignent de nombreux récits, notamment, dans le Livre de Samuel.

Pour Éliane Amado, David avait cru trouver en Mikhal l’épouse parfaite : -Cf l’épisode très important où Mikhal, sauve la vie de David alors que son père, le roi Saül en proie à une jalousie extrême veut le tuer. Mais par la suite, les époux connaitront une mésentente totale et Mikhal va montrer un très grand mépris à l’encontre de son jeune époux. David va fuir seul et Miikhal reste avec son père dans le palais royal. Aucun enfant ne naitra de cette union matrimoniale.

L’explication donnée par Éliane Amado, est que la mésentente entre les époux débouche sur une union matrimoniale marquée par la stérilité à la fois biologique et biographique et donc cette union ne sera pas porteuse d’histoire.

            - Abigaïl

Dans sa fuite, David devient une sorte de hors la loi, dirigeant une troupe d’aventuriers. C’est alors qu’il va rencontrer Abigaïl.

Pour Franklin Rausky, il est intéressant de noter la description faite par Éliane Amado, à la fois sur un plan traditionnel juif et psychanalytique de cette rencontre.

 

Abigaël est mariée à Nabal, important propriétaire terrien, grossier, glouton et buveur. David envoie des émissaires chez Nabal pour lui faire dire qu’il a protégé ses hommes et son bétail et qu’en échange il veut une compensation. Nabal est en train de célébrer la fête des tontes et répond qu’il est hors de question qu’il partage quoi que ce soit avec des étrangers venus de nulle part. David pris de colère décide de terribles représailles et s’avance vers la ferme de Nabal. Nabal qui est ivre et n’a pas repris ses esprits ne se rend pas compte de la situation. Par contre, sa femme, Abigaël, mise au courant par un serviteur, décide d’aller vers David et lui dit « c’est moi ta servante qui a tes pieds te propose des victuailles, du vin….pour toute ta troupe. Et elle ajoute : je viens pour t’éviter d’accomplir un acte de carnage que par la suite tu regretteras le jour où on t’aura placé à la tête d’Israël ». C’est donc une sorte de prophétie du destin final de David.

David lui répond « grâce à toi, je n’ai pas commis ce carnage et sans ton intervention personne ne serait resté vivant dans la ferme de ton mari ». Puis, elle revient vers son mari trop ivre pour comprendre mais le lendemain elle lui avoue avoir donné à David des victuailles, des cadeaux… pour le remercier lui et ses hommes de les avoir aidés, en respect de la tradition. Le mari est comme paralysé par cette nouvelle, son cœur est comme une pierre et il meurt dix jours plus tard.

A la mort de Nabal, David envoie ses serviteurs pour annoncer à Abigaïl qu’il veut la prendre pour épouse. Elle se jette à terre en disant « Ta servante est prête à laver les pieds des serviteurs de son maître ».

A propos de ce passage, Éliane Amado trouve excessive l’attitude soudaine de soumission d’Abigaël qui était une femme ayant une vraie stature d’homme ; qui a été une femme pacificatrice qui par son intelligence, son intuition a évité un massacre ; elle a calmé la fureur de David ; elle est la messagère de paix. Pour Éliane Amado, elle apparait beaucoup plus importante que Deborah ou Yaël qui ont simplement combattu pour la liberté du pays les armes à la main. Ici, Abigaïl ne combat pas, elle plaide et elle va entraîner une prise de conscience chez David qui va renoncer au carnage et va rebrousser chemin. Elle va aussi éviter l’exécution de son mari qui aurait pu être tué par David.

Aussi Éliane Amado insiste sur le renversement de situation : - cette femme très intelligente qui dispose des biens de son mari pour les distribuer avec largesse aux 400 hommes de David, pourquoi devenue veuve ne manifeste t’elle pas cette indépendance dont elle usait au temps de son premier mari qu’elle méprisait et n’aimait pas ? Pour Éliane Amado, il y a là une régression terrible et surprenante. En effet, pourquoi maintenant qu’elle a fait la connaissance d’un homme qu’elle épouse et qu’elle aime, ne garde t-elle pas cette position égalitaire ? Elle renonce à son indépendance, à sa fierté, elle se prosterne et envoie un message qu’elle n’aurait jamais adressé à son premier époux « ta servante est prête à laver les pieds des serviteurs de son maître ». On peut s’étonner qu’une riche propriétaire terrienne parle ainsi à un aventurier hors la loi !.Toutefois, La tradition rabbinique indique qu’il s’agit d’une prophétesse qui sait quel homme sera appelé à créer la dynastie messianique.

Éliane Amado estime cette perte d’indépendance inexplicable : le courage d’Abigaïl se transforme en docilité, elle est devenue trop humble ; elle abdique une dimension nécessaire à la parfaite égalité homme-femme. L’union entre David et Abigaïl n’est pas égalitaire et ne peut donc pas annoncer l’ère messianique qui est la réalisation de l’égalité entre homme-femme.

On peut en effet considérer que les inégalités, la soumission de la femme, l’oppression du féminin sont des avatars de l’histoire. Ce n’est pas le féminin qui est un avatar de l’histoire, ce n’est pas le féminin qui est un accident de l’histoire la situation de domination, de soumission qui est un accident de l’histoire et qui prendra fin à l’époque messianique. Abigaël s’approche de très près de cette image messianique mais c’est une compagne docile et silencieuse ; elle aura un enfant dont on ne parlera pas dans la Bible et elle ne deviendra pas la mère de l’héritier de la Couronne.

? Bethsabée

C’est Bethsabée qui donnera l’héritier de la couronne d’Israël car Bethsabée c’est la figure qui va donner naissance à Salomon, qui est absolument décidée à préparer son fils au rôle de successeur de son père sur le trône d’Israël, le bâtisseur du Temple de Jérusalem. C’est donc dans une dimension tout à fait différente que se situe cette union.

Éliane Amado reprend ces trois figures de femmes, ces trois images du féminin :

- 1/ La femme dans le mépris de l’homme : Mikhal qui n’accompagne pas David dans son projet. Il n’y a pas de projet commun, cette union est stérile.

- 2/ Puis Abigaël qui accompagne David, l’union n’est pas stérile mais l’enfant n’est pas porteur d’un projet messianique,

- 3/ Et enfin, Bethsabée dont le rôle sera précisément de devenir la mère du bâtisseur du Temple de Jérusalem et l’ancêtre du Messie.

Et Éliane Amado d’estimer que pour qu’il y ait messianité, il faut qu’il y ait un couple messianique et le couple messianique c’est le couple qui approche le plus près possible de l’égalité.

 

Conclusion

Et Franklin Rausky pour conclure de souligner que cette opinion apparaît en totale opposition au discours traditionnel féministe des années quarante et cinquante, c’est-à-dire au moment où Eliane Amado Lévy-Valensi élabore sa pensée. Par ailleurs, elle développera par la suite un élément intéressant au moment où commencent à paraître les premières études sur le genre, des écrits profondément anti-bibliques aux États-Unis surtout et en Angleterre. Ces écrits anti-biblique voient dans la Bible l’origine de l’infériorité de la femme et qui postulent un retour au paganisme perçu comme le règne de la déesse mère, comme le règne des matriarches, comme le lieu où  féminin s’exprime dans toute sa splendeur et toute sa gloire.

Il y a de nombreux écrits de la part de féministes, parmi les plus radicales, qui mettent beaucoup en lumière l’opposition, l’hostilité à la pensée biblique considérée comme matrice de la discrimination et de la sujétion de la femme en opposition au paganisme perçu comme la source de l’exaltation du féminin dans le monde.

Éliane Amado Lévy-Valensi est profondément opposée à cette vision des choses. Elle estime que le texte biblique doit être étudié, décrypté dans ses profondeurs et certainement pas considéré à travers une lecture purement superficielle du texte en soi.

Franklin Rausky termine en disant que son souhait était de donner un certain aperçu d’une idée, d’une analyse qui mérite d’être davantage connu aujourd’hui où le débat sur le féminisme demeure d’actualité.